Saturday, March 28, 2009

Les folles soirées de Hassan II

Les folles soirées de Hassan II
Par Fahd Iraqi avec Azzedine El Hadef
Couche-tard, lève-tard, Hassan II a dédié de longues, longues soirées à sa passion de toujours : la musique. Une vie parallèle où le “roi mélomane” récompensait les artistes, les blâmait, les accompagnait au bendir ou à l’accordéon et parfois même… les inspirait.

TelQuel a retrouvé les témoins de cette folle époque.
Le rideau s’ouvre sur un décor d’enchantement : un orchestre philharmonique au grand complet, une brochette des meilleurs musiciens du royaume, des artistes de tous genres, chanteurs, animateurs, conteurs, des invités de marque et des hôtes sur leur 31, emplis de joie, de fierté. Et de stress. Car le roi, le “maâlem”, maître absolu du pays, se tient juste là, confortablement assis, savourant cette ambiance musicale enivrante de son oreille de mélomane. Derrière les moucharabieh qui compartimentent les allées du palais, de là où elles peuvent “tout voir sans êtres vues”, les femmes du harem suivent le spectacle sans oser y prendre part… Non, ce n’est pas une scène droit sortie des mille et une nuits, mais juste le prototype d’une (folle) soirée hassanienne, artistique, musicale, enchanteresse. “Et toujours, toujours, stressante”, comme aiment à le répéter tous les artistes qui y ont pris part. C’est là, au milieu de ce cérémonial d’un autre âge, que Hassan II laissait transparaître sa sensibilité. C’est là qu’il se montrait, à l’occasion, extrêmement généreux, parfois cruel, avec ses hôtes. C’est là, enfin, qu’il a pu trouver, par moments, l’inspiration nécessaire pour réfléchir à d’importantes décisions politiques.
Chef d’orchestre pour Abdelhalim Hafez
Passionné de musique, Hassan Ben Mohamed l'est depuis son jeune âge (lire encadré). En dehors des fêtes nationales et religieuses, ou encore des cérémonies familiales, Hassan II ne se fait pas prier pour multiplier les soirées privées en l’honneur de ses invités étrangers : chefs d’Etat ou hommes d’affaires. Il lui arrive aussi d’improviser des soirées simplement “pour se laver les tympans”, au sortir d’une dure journée de travail. Les artistes marocains, trouvant grâce à ses yeux, assurent fièrement le spectacle, et le roi prend un malin plaisir à donner le “la”. Qui joue quoi, quand et comment : Hassan II décide de tout, un peu comme en politique… A l'époque, le déroulé de ces cérémonies relève presque du secret défense. Mais, depuis la disparition d’Al Fannane Al Awwal (le premier des artistes), les langues se sont déliées. Les musiciens ne se contentent plus de chanter ou de jouer, ils parlent. Enfin. Dans un livre intitulé Les amis du roi, depuis peu sur les étals, l’écrivain Saïd Houbal concentre les témoignages de plusieurs musiciens. On peut y lire, au hasard des anecdotes, que “lors du mariage de Lalla Asmae à Marrakech, Hassan II avait demandé à voir le programme de la soirée. Il a piqué une colère quand il s’est aperçu que personne n’avait eu l’idée d’inviter le chanteur Mohamed Mezgueldi pour interpréter la fameuse chanson Laâroussa Merhouna (la mariée est promise). Ils ont dû tout arrêter pour le ramener en urgence de son domicile à Fès”.En règle générale, Hassan II ne perd pas une seule occasion de mettre en avant son côté mélomane, pour étaler ses connaissances musicales. Surtout devant les grands artistes venus d’Orient. Un soir où le “Rossignol du Nil”, Abdelhalim Hafez, et son orchestre jouent pour Hassan II, le roi décide ainsi de s'emparer de la baguette du chef d'orchestre et de diriger lui-même la formation mythique. “C’était sur la chanson Zayyi L’hawa (comme l’air), se souvient l’écrivain Mohamed Mouak (auteur d’un ouvrage sur la mosquée Hassan II), habitué des soirées musicales du Palais. A la fin, tous les musiciens de la troupe se sont levés pour applaudir le roi, qui avait été magistral en chef d’orchestre”. Le crooner égyptien, idole du public arabe, était aussi le chouchou de Hassan II. Une anecdote, narrée dans les pages de Saïd Houbal, raconte comment Abdelhalim Hafez “a été pris d’un malaise suite à un repas partagé avec le chanteur Mohamed Gharbaoui dans un boui-boui de la capitale. On a dû réveiller le roi à 3 heures du matin…”. La suite ? “Le roi a immédiatement ordonné à un avion militaire de décoller pour emmener Abdelhalim se faire soigner à Londres”. En plus de Hafez, bon nombre de célébrités de la chanson égyptienne ont défilé dans les palais hassaniens. D'Oum Kalthoum à Mohamed Abdelwahab, en passant par Farid Al Atrach ou Sabah, les plus belles voix de l'époque se sont produites en privé pour le monarque.
Entre Farid Al Atrach et Ahmed Bidaoui
Devant ces monstres sacrés, Hassan II s’amuse souvent à vanter la qualité des artistes marocains. Exemple : lors d’une soirée avec Farid Al Atrach, il décide de faire découvrir à sa guest star son luthiste préféré. Instructions sont alors données pour ramener Ahmed Bidaoui. Sauf qu’il faut se lever tôt, beaucoup chercher, et s’armer de patience, pour espérer retrouver la trace du jeune compositeur. Qu’à cela ne tienne, les forces de police sont “missionnées” pour mettre la main sur Bidaoui. Qui se terre, quelque part, dans un bistrot casablancais. “Debout, le roi te demande”, lui assènent les policiers. Pris d’un mélange de joie et de panique, le musicien ne tient plus sur ses jambes. Il est alors escorté jusqu’au palais royal de Rabat. Quelques tasses de café et une douche froide plus tard, Ahmed Bidaoui fait son entrée sur scène, où il récupère le luth que vient de poser Farid Al Atrach. Les musiciens de l’orchestre redoutent le pire, mais leur frayeur se dissipe devant les premières notes magiques du compositeur marocain. Sa prestation lui vaut même une standing ovation de Farid Al Atrach et Hassan II himself. Sauf que l'acclamation honorifique provoque en Bidaoui une réaction inattendue. L'homme se lève de son siège et assène un violent coup de pied… à son luth, qui se brise en mille morceaux. Le tout sous le regard médusé de Hassan II. Un ange passe dans la salle… L’assistance reste hagarde, tandis que les serviteurs se mettent à scander : “Que Dieu donne longue vie à Sidi”. Fin de la soirée, le monarque se couche, et la vie reprend son tonus normal. Saleh Charki, musicien et fidèle compagnon de Bidaoui, raconte que ce dernier est resté silencieux sur le chemin du retour. Mais il fallait bien qu’il explique son geste, dès le lendemain, devant le souverain. Convoqué par Hassan II après sa sieste, Bidaoui se surpasse en implorations et en improvisations : “Que Dieu donne la vie à Sidi. J’ai cassé le luth car je ne voulais plus que quelqu’un touche l’instrument sur lequel a joué Farid Al Atrach et qui m’a donné toute cette inspiration”. Bonne réponse : le monarque sourit. Et passe l’éponge.
Hayani et le bain de minuit
Pour bien moins que cela, Hassan II pouvait se montrer peu commode. Le chanteur Mohamed Hayani l’a appris à ses dépens. Un invité rapporte que lors d'une soirée sur la plage, à la résidence royale de Casablanca, “Hayani est surpris par la main du roi sur son épaule lui demandant si tout allait bien. Hayani répond sur le ton de la rigolade : Que Dieu glorifie Sidi, tout est parfait, il ne nous manque qu’une bonne baignade”. Mal lui en a pris : quelques minutes plus tard, le chanteur est surpris par les membres de la sécurité royale qui lui remettent un maillot de bain en lui hurlant : “Le roi t’ordonne de te jeter à l’eau”. De retour sur la plage après son long bain de minuit, Hassan II le sermonne : “Plus jamais tu ne dis qu’il manque quoi que ce soit en ma présence. Je suis le tout, et le tout c’est moi”. On ne badine pas avec le roi…Influencé par les rituels sultaniens d’Orient, le protocole des soirées hassaniennes ne laisse aucune marge à l’improvisation ou à la fausse note. Les invitations ressemblent souvent à des arrestations. Mostapha Chater, membre de la troupe Izenzaren, se rappelle encore, en détails, de la première soirée du groupe au palais. C'était à quelques jours du ramadan, en 1981, à Skhirat. “Les membres du groupe étaient dispersés dans les environs d’Agadir quand un message est tombé à 3 heures du matin à la préfecture, qui ordonnait de nous rassembler. Le lendemain à 16 heures, toute la troupe s’est retrouvée à l’aéroport, où un avion spécial nous attendait pour nous emmener jusqu’à Rabat. Nous sommes descendus à l’hôtel Balima et, vers 20 h, nous étions au palais, attendant le début de la soirée”. Sauf qu'Izenzaren ignore tout du protocole musical. Une fois sur scène, la troupe n'attend pas l'ordre royal pour se mettre à jouer. Artistes, chambellans, ministres, généraux et autres invités se rendent compte de l’ampleur de “l’offense” faite à Sa Majesté. “Leurs visages étaient livides et un silence de mort pesait sur la salle, se rappelle Chater. On s’est alors arrêtés sec”. Mais Hassan II ne leur en voudra pas et, à la surprise de l’assistance, il saisit même un bendir et se joint aux Izenzaren, heureux de l’étrange retournement de situation.
Les pneus de Doukkali
Les habits des invités et des artistes n’ont jamais échappé à la rigidité du protocole de Dar Al Makhzen. Tenue de soirée exigée pour ces fêtes où Hassan II reçoit en nœud papillon et smoking. Les femmes, évidemment, sont en caftan. Et ont la formelle interdiction de se mélanger à la gent masculine. “Il y avait une certaine retenue en présence du souverain. Par exemple, personne ne pouvait applaudir si le roi ne l’ordonnait pas”, explique Mohamed Mouak. L’humoriste Gad Elmaleh, invité en 1998 pour jouer son tout premier spectacle au palais, confirme avoir eu affaire à un public particulier. Un public courtisan. “Au début, j’avais super peur. Il (Hassan II) était à deux mètres de moi, c’était impressionnant, raconte alors la star internationale. Quelques personnes dans la salle ne se permettaient pas de rire si Hassan II ne riait pas”.Pour le reste, la ponctualité est la moindre des politesses dans les soirées hassaniennes, même si celles-ci ne commencent jamais à l’heure. Abdelouahab Doukkali l'a compris à ses dépends. Saïd Houbal raconte comment Doukkali, un jour, “a décidé de prendre son temps avant d’arriver à une cérémonie à la résidence d’Ifrane. Malheureusement pour lui, Hassan II arrive cette fois-ci à l’heure et apprend que Doukkali n’est pas encore là”. L’artiste le paie très cher : Hassan II le programme exprès en dernier et, quand son tour arrive, il décide subitement que le spectacle était fini. Ce n’est pas tout : “Au parking, Doukkali trouve les quatre pneus de sa voiture crevés. Il a failli mourir de froid cette nuit-là, si ce n’était les mokhaznis qui lui sont venus en aide”. La vengeance royale est un plat qui se mange froid, dans le froid.Chez le roi, on ne fait pas non plus de manières devant le buffet. Cherif, joueur de saxophone à l’orchestre national, en a fait les frais. Invité en 1971, le musicien, souffrant d’une rage de dents, fait une grimace à la vue d’un plat de dattes que lui présente un serveur. Hassan II remarque le rictus et se dirige vers Cherif. Le roi pioche dans le plat et propose au musicien de faire de même. “Il m’a dit?: ces dattes sont trop bonnes, n’est-ce pas ? Je n’ai eu d'autre choix que de manger une datte après l’autre tandis qu’il en vantait les mérites”. La rage de dents du saxophoniste est alors à son paroxysme. Comme pour se délecter de la tournure des événements, Hassan II se tourne par la suite vers les autres musiciens, leur lançant : “Voilà ce qui arrive quand on refuse la naâma (nourriture) du palais”.
Le roi des Ikramiyate…
quand tout va bien Plus que le buffet, c’est le moment de distribuer les enveloppes qui est généralement le plus attendu. Point de barème précis pour les donations royales. Tout dépend, bien entendu, de l’humeur du monarque. Argent, agréments, propriétés terriennes : c’était selon. Mahmoud Idrissi est ainsi l'un des rares artistes auxquels Hassan II aime offrir ses costumes… quand il joue bien au luth. Sinon, “il lui retire tout simplement la veste qu’il venait de lui offrir”, nous raconte notre source. Une sentence bien clémente quand on rappelle le sort de ces deux musiciens qui, pour avoir multiplié les fausses notes, ont été chassés du palais… pieds nus.Les primes royales sont distribuées par l’intermédiaire du compositeur Ahmed Bidaoui. Ce dernier est alors l’objet de toutes les critiques, ses “amis” artistes le soupçonnant d’alléger régulièrement le contenu des enveloppes…. Dans le livre de Saïd Houbal, Omar Sayed, de Nass El Ghiwane, raconte comment Hassan II a insisté, un jour, pour savoir combien ils percevaient. “Quand il a su que nous touchions 8000 DH pour toute la troupe, il s’est mis en colère en criant : je suis entouré de voleurs !”. Le verdict est alors sans appel : Ahmed Bidaoui est banni des soirées hassaniennes et même licencié de sa fonction de membre de la commission d’écoute de la radio nationale. Ce n’est pas la première fois que Hassan II sévit pour détournement de donations. Aux premières années de son règne, un de ses chambellans, appelé Haj Larabi, aurait été licencié pour le même motif…Généreux, soucieux que ses dons arrivent à bon port, Hassan II déteste par-dessus tout voir « ses » artistes dans le besoin. Il n’aime pas, non plus, quand ils demandent expressément de l’argent. Le chanteur Hamid Zahir, lors d’une soirée en l’honneur d’un homme d’affaires américain, aurait lancé au roi : “Que Dieu glorifie Sidi, la chanson est toujours en attente de votre générosité”. Hassan II le fusille alors du regard avant de rétorquer : “Si tu n’arrêtes pas tes mesquineries, je te fais arrêter sur le champ”. Un autre jour, un artiste serait venu quémander un logement à Hassan II. Riposte royale : “L’Kelb (le chien) me prend pour un agent immobilier”…. Autre coup de sang hassanien : le jour où on lui rapporte que certains artistes marocains reprochent à l’Egyptien Abdelhalim Hafez de repartir avec des valises pleines de dollars. “Le roi a alors rassemblé ses artistes pour leur asséner : sachez que je ramène des artistes internationaux pour que vous puissiez apprendre d’eux. Ce que je donne aux uns et aux autres ne concerne personne. C’est mon argent, pas celui de l’Etat. Compris ?”. La suite ? Les artistes se constituent en délégation qui se rend au palais pour implorer le pardon royal. Mais les humeurs du monarque sont changeantes et il lui arrive d’apprécier les plus altruistes parmi ses artistes. Mohamed Mezgueldi, par exemple, a grandi dans l’estime royale le jour où, à la question “Demande-moi ce que tu veux !”, il a choisi de plaider la cause d’un autre chanteur : “Majesté, je ne manque de rien, c’est plutôt Maâti Benkacem qui va très mal et est menacé d’expulsion de son domicile”.
L’histoire du luth
Forcément, jalousies, coups bas et autres intrigues de cour ont longtemps caractérisé les rapports entre les artistes du Palais. Un membre de Nass El Ghiwane raconte à Saïd Houbal comment Ahmed Bidaoui a voulu les “cramer” en présence du souverain. “Il lui a dit que nous ne répondions pas aux invitations pour la Fête du trône. Heureusement, Hassan II n’en a pas tenu compte”. Le luthiste Haj Younès a souffert du boycott de ses pairs. “Certains artistes ne voulaient pas que je mette les pieds au palais, mais j’ai fini par avoir ma chance en 1982”, nous raconte l’intéressé. “Je suis resté seul dans le parking quand les services de sécurité m’ont appelé. Je me suis retrouvé à accompagner Abdelhadi Belkhayat et j’essayais de repérer le roi, quand je me suis aperçu qu’il était à un mètre de moi, épris par la chanson. Il m’a demandé de jouer en solo et j’ai improvisé, improvisé”. A la fin, le roi, visiblement satisfait, demande à l’un de ses conseillers : “Je veux que vous commandiez un oud pour (Haj) Younès”. Quelques mois plus tard, Haj Younes est à nouveau convoqué au palais et le roi lui offre, alors, son nouveau luth. à la suite de l’épisode Haj Younès, le roi, décidément épris de cet instrument à cordes, va jusqu’à ordonner qu’un luth illustre la nouvelle coupure de 10 dirhams produite dans les années 1980.
Souvenir, souvenir. Sawt Al Hassan…
Nombreux sont les artistes qui le soutiennent : Hassan II aurait directement inspiré plusieurs standards connus du patrimoine de la chanson marocaine. “Kheffet Rjel d’Ahmed Ismail, Khali Omar de Tagadda et bien d’autres tubes sont plus ou moins attribués à Hassan II”, souligne le chercheur Saïd Houbal. Le roi défunt chérissait par ailleurs les chansons à sa gloire ou celles vantant les mérites de son royaume. “Ichi ya bladi de Mahmoud Idrissi et Habib Ljamahir de Doukkali appartiennent à cette catégorie”, explique notre source. Plus généralement, les interférences entre art et politique ont toujours été légion. Exemple : quand des artistes émettent le souhait de prendre part à la Marche verte, en 1975, Hassan II leur explique que le mieux à faire est de produire des chansons patriotiques pour exalter l’élan populaire. Les artistes acquiescent et produisent, alors, ce qui reste le meilleur témoignage de ces folles années hassaniennes : “Sawt Al Hassan ynadi (la voix de Hassan II appelle)“, tube transgénérationnel…
Profil. Le musicien-roi
Hassan II est littéralement un musicien-né. Déjà enfant, il a apprivoisé l’accordéon. Quelques années plus tard, et alors qu’il était étudiant en droit à Bordeaux, il s’est inscrit en cachette au conservatoire de la ville. Au programme : solfège et piano. La fibre musicale du futur Hassan II est déjà bien palpitante... La légende raconte qu’un rapport secret des renseignements français a prévenu le sultan Mohammed Ben Youssef de l’intérêt grandissant (inquiétant ?) du prince héritier pour la musique. Le sultan décide alors de rendre une visite surprise à Moulay Hassan dans sa résidence bordelaise. Et tombe sur un phonographe et une collection inestimable de vinyles. “Il y avait plus de disques que de livres dans la résidence princière”, raconte le chercheur Saïd Houbal. Pris de colère, Mohammed V piétine la collection de disques et lance à son fils aîné : “Tu veux être roi, marhba. Tu veux suivre l’art, que Dieu te vienne en aide”. Le prince Moulay Hassan a décidé, depuis, de mettre un bémol à sa passion avant de la laisser s’exprimer pleinement, de la manière la plus exubérante, une fois roi.

Saturday, November 29, 2008

Le juif en nous. Au cœur de l’identité marocaine

Le juif en nous. Au cœur de l’identité marocaine
Par Ruth Grosrichard


Aux origines de notre drapeau
À l’origine, le drapeau du Maroc, utilisé pour la première fois au Xème siècle par l’Almoravide Youssef Ben Tachfine, était… blanc, sans aucun ornement. C’est la dynastie mérinide qui, trois siècles plus tard, y ajouta le sceau de David, une étoile à six branches. Même si aujourd’hui, “l’étoile de David” est universellement considérée comme le signe distinctif du peuple juif (elle figure sur le drapeau d’Israël), il faut rappeler que David, ou Daoud, est un prophète biblique, autant révéré par les juifs que par les musulmans. C’est donc sans gêne ni ambiguïté que les Mérinides se choisirent l’étoile à six branches pour emblème, puisque les Alaouites la conservèrent après avoir changé la couleur du drapeau pour le rouge, au XVIIème siècle. La monnaie en usage au Maroc conservera aussi, jusqu’au début du XXème siècle, l’étoile à six branches pour motif.Il faudra attendre le maréchal Lyautey, premier Résident général de France au Maroc, pour que l’étoile marocaine perde une branche. C’est en effet à son instigation que le Sultan Moulay Hafid édicta, en 1915, un Dahir disposant “nous avons décidé de distinguer notre bannière en l’ornant au centre d’un sceau de Salomon à cinq branches, de couleur verte, pour qu’il n’y ait point de confusion entre les drapeaux créés par nos ancêtres et d’autres drapeaux”. Qu’avait Lyautey en tête, exactement ? Nul ne peut l’affirmer avec exactitude, mais il n’est pas interdit de penser que l’antisémitisme, largement répandu dans l’Europe de l’époque, n’ait pas été complètement étranger à sa décision.À l’indépendance, l’histoire officielle racontera que le pentagramme renvoie, avec sa couleur verte, à “la filiation du trône alaouite au prophète, alors que ses cinq branches représentent les piliers de l’islam”. C’est d’ailleurs en ces termes qu’est décrite la genèse du drapeau marocain sur le site Internet du ministère des Affaires islamiques, enterrant ainsi pour de bon un pan essentiel de l’Histoire du Maroc.
JB (TelQuel)

Il y a quelques mois, Simon Lévy, secrétaire général de la Fondation du patrimoine culturel judéo-marocain, s’indignait à juste raison “qu’aucun juif ne figure dans le comité d’organisation des festivités de la ville de Fès”. Depuis sa création, et durant douze siècles, les juifs ont en effet largement contribué à faire de cette cité un lieu de mémoire par excellence. Comment les organisateurs des 1200 ans de Fès, célébrés cette année, pouvaient-ils l’avoir oublié ? S’il ne s’agit pas d’un acte manqué, on peut à tout le moins parler d’un rendez-vous raté. Bévue “heureusement rattrapée”, diront certains, puisqu’au programme de ces festivités fassies figurait un colloque sur “Le judaïsme marocain contemporain et le Maroc de demain”.En fait, ce colloque a pris la forme d’une journée qui s’est tenue, le 23 octobre dernier, dans les salons feutrés d’un grand hôtel casablancais, avec la participation d’une grosse centaine d’invités musulmans et juifs. Politiquement correcte par son œcuménisme de bon aloi, la rencontre avait une tonalité très officielle : parmi les intervenants, à côté de quelques universitaires et de représentants de la diaspora juive marocaine, étaient présents des politiques (conseillers royaux, anciens ministres, ambassadeurs) ainsi que des responsables ou membres d’institutions royales. Nul ne fut donc surpris d’entendre répéter de fort belles choses sur la tolérance, l’ouverture et l’identité plurielle du Maroc... Plutôt qu’un colloque scientifique, ce fut un moment d’échange, de convivialité, au cours duquel chaque orateur a tenu à dire comment il se reconnaissait dans l’autre et en quoi cet autre faisait partie intégrante de lui-même. Driss Khrouz, directeur de la Bibliothèque nationale, n’hésita pas à affirmer : “Parce que je suis marocain, je suis arabe, berbère, musulman, juif...”. Dans un ordre quelque peu différent, André Azoulay, conseiller du roi, fit sienne cette identité composite qu’il revendique du reste depuis quelques années. Ahmed Abbadi, secrétaire général du Conseil des oulémas du Maroc, a quant à lui conclu son intervention sur une image plus poétique : “La judéité marocaine circule dans notre identité comme l’eau dans les pétales de rose”. Albert Sasson, membre du CCDH et de l’Académie Hassan II des sciences et techniques, enfin, souligna la nécessité pour le Maroc, à l’instar de ce qui se passe dans tous les pays du monde, de se poser la question de l’identité nationale : “Qui sommes nous ? Que veut dire être marocain ?”. En “off”, l’un des participants est allé jusqu’à nous confier : “Il est temps que le Marocain accepte la part juive qui est en lui, c’est-à-dire qu’il reconnaisse les valeurs et l’histoire que musulmans et juifs du Maroc ont en commun. Et n’oublions pas que les Benchekroun, Kouhen et autres Guessous, musulmans aujourd’hui, sont nos juifs d’hier...”Autant de propos audacieux sur la “marocanité” qui donnent matière à réflexion. Y compris dans le sens optique de ce terme. Entre juifs et musulmans au Maroc, ne s’agit-il pas d’une double relation en miroir où chacun doit accepter d’être à la fois pleinement soi-même et une partie de l’autre ? Le Maroc est sans aucun doute le seul pays arabo-musulman où ce type de réflexion est possible. Félicitons-nous donc qu’une telle manifestation ait eu lieu.Mais ce qui s’est dit dans l’espace clos de cette rencontre conviviale est-il unanimement partagé dans le reste du pays ? Ne faut-il pas aussi porter le débat à l’extérieur des colloques et séminaires fermés ? Quel rapport le tout-venant des Marocains, la jeune génération, les partis politiques, les faiseurs d’opinion de tout poil, entretiennent-ils avec leur histoire en général et avec celle des juifs marocains en particulier ? Que savent-ils aujourd’hui de cette communauté ? Comment s’est construite la représentation qu’ils s’en font ? Qu’ont-ils gardé, au fond, de ce “juif qui est en nous depuis que le Maroc existe” ?

L’école, premier coupable
Directeur du Musée du judaïsme marocain où il accueille des groupes scolaires, Simon Lévy, l’une des principales figures historiques du PPS (ancien parti communiste marocain), déplore que les écoles “n’enseignent pas que notre peuple a une composante juive et une part de culture juive”. De fait, dans les manuels d’histoire en circulation, quasiment rien n’est dit de la présence deux fois millénaire des juifs sur la terre marocaine. Les rares fois où il est évoqué, le judaïsme reste une notion abstraite coupée de toute réalité, notamment locale. Les manuels de Tarbiyya Islamiyya (éducation islamique) ne sont pas plus diserts sur le sujet, ni même sur la notion pourtant essentielle en islam de Ahl Al Kitab (les Gens du Livre, juifs et chrétiens). Ils se contentent de citer, sans éclairage particulier, des versets coraniques où il est question de la Torah, des Evangiles, des prophètes Abraham, Moïse, Jésus...Pas un mot non plus, à la différence des manuels d’histoire qui lui consacrent quelques pages, sur le dialogue entre les religions. En revanche, les élèves sont invités à consulter des sites Internet étrangers (Iran, Oman, Yémen) dont quelques-uns auraient mérité une lecture plus attentive avant d’être conseillés à des jeunes esprits. Pour le Professeur Mohammed Kenbib, auteur de travaux de référence dont une thèse publiée par l’Université de Rabat, Juifs et Musulmans au Maroc 1859-1948, l’impasse faite sur le judaïsme marocain dans les manuels d’histoire provient avant tout du manque de formation de leurs auteurs sur ce sujet qu’on a l’habitude, par facilité, de considérer comme un “détail”. L’historien Jamaâ Baïda, que nous avons interrogé, ajoute que certains de ces auteurs “reproduisent des stéréotypes qu’ils ont eux-mêmes avalés sans discernement, y compris des amalgames créés par le douloureux conflit israélo-palestinien”. L’un comme l’autre n’excluent pas une imprégnation islamiste et l’influence de “militants” de l’obscurantisme, prêts à faire un usage politique de l’histoire.Mais les choses évoluent puisqu’une commission ministérielle, associant notamment des universitaires, a été chargée de faire des recommandations pour que les manuels “soient en harmonie avec les évolutions du Maroc et accordent sa place à la pluralité ethnique, culturelle et religieuse du pays”.Cela étant, il serait faux d’affirmer que les manuels scolaires marocains aujourd’hui utilisés manifestent une hostilité à l’égard des juifs, comme c’est le cas dans d’autres pays arabo-musulmans. Ils pèchent davantage par omission. Omission évidemment regrettable parce que le savoir ainsi transmis est tronqué et ne rend pas compte de l’identité plurielle des Marocains. “Pour être bien avec nous-mêmes, il nous faut être en paix avec la part de l’autre qui est en nous”, nous dit un enseignant de lycée. Avec raison : confondre identité et uniformité, n’est-ce pas faire le jeu des tenants du repli sur soi et de la pensée monolithique dont on sait où elle peut mener ?

Ecran médiatique, brouillage identitaire
L’école n’est pas seule en cause. Une partie des médias contribue, sur la durée, à la désinformation et à la confusion des esprits. Pour preuve, les dérapages épisodiques de certains journaux nationaux. Mais, surtout, les programmes idéologiquement marqués, voire ouvertement racistes de plusieurs chaînes satellitaires du Moyen-Orient dont l’impact est d’autant plus fort que l’offre télévisuelle marocaine n’est pas à même, à ce stade, de proposer une alternative attractive.La confusion la plus dommageable est celle qui consiste à ne pas faire la distinction entre “juif et sioniste” ou entre “juif et israélien”, à propos de la guerre qui oppose pays arabes et Israël, Palestiniens et Israéliens, et dont on sait combien elle pèse sur les relations entre juifs et musulmans au Maroc.Résultat : pour les plus jeunes, le juif c’est le soldat israélien. Leur méconnaissance vient aussi de ce qu’ils “n’ont pas mangé la dafina chez les voisins juifs et n’ont jamais fêté le Shabbat ou la Mimouna avec eux”, nous dit Imane, secrétaire médicale à Casablanca, élevée dans une famille musulmane traditionnelle. Elle se souvient avoir vécu ces moments-là dans sa jeunesse. Difficile pourtant de considérer que les plus jeunes seraient, dans l’absolu, les plus éloignés des juifs marocains. L’enquête L’Islam au quotidien (Mohammed El Ayadi, Hassan Rachik et Mohamed Tozy, Ed. Prologues, 2007), est instructive à cet égard. A la question “de qui vous sentez-vous le plus proche : un musulman afghan, un chrétien palestinien ou un juif marocain ?”, 63% des Marocains interrogés répondent : d’un musulman afghan et seulement 12% : d’un juif marocain. Mais les 18-24 ans se déclarent plus proches du juif marocain dans une proportion plus élevée (16,9%) que les personnes de 60 ans et plus (6,9%). On notera que dans tous les cas, le chrétien palestinien vient en dernier, ce qui ne manque pas de surprendre quand on sait l’attachement des Marocains à la cause palestinienne.Dans ce brouillage identitaire, établir une équation entre juif et israélien ne revient-il pas, de fait, à assigner à identité israélienne les Marocains juifs? À nier leur marocanité, alors qu’ils la revendiquent et qu’ils en sont fiers ? Le secrétaire général de leur communauté, Serge Berdugo, ancien ministre, aujourd’hui ambassadeur itinérant du roi du Maroc, n’est pas le seul à lancer : “Je suis Marocain et non pas Israélien !”. N’est-ce pas aussi renforcer un communautarisme dans lequel, comme toute minorité, les juifs du Maroc ont une tendance naturelle à se retrancher à la fois pour affirmer leur singularité et se protéger face à la majorité ? Effet de miroir en retour : la majorité des jeunes juifs, une fois le bac en poche, partent et ne reviennent plus. Préparés qu’ils sont à autre chose qu’à des perspectives d’avenir sur la terre natale par les amalgames entretenus, l’enfermement communautaire. Mais aussi par l’occultation de leur l’histoire.Nous nous retrouvons en effet face à un oubli de deux mille ans de vie juive au Maroc, pour reprendre le titre d’un des nombreux ouvrages de Haïm Zafrani, traduit en arabe par le Professeur Ahmed Chahlane de l’Université de Rabat. Il y décrit les différents aspects, religieux, culturel et social de cette communauté et montre qu’elle a toujours été enracinée dans le terreau local, berbère et arabe. C’est aussi ce qui ressort de la contribution d’Edmond Amran El Maleh à la Grande Encyclopédie du Maroc (1987), tout comme des Essais d’histoire et de civilisation judéo-marocaines de Simon Lévy.C’est à cette lacune que voulait répondre le Centre de recherche sur le judaïsme marocain (CRJM) créé par Robert Assaraf en 1994, en organisant des colloques et en octroyant des bourses à des doctorants. Mohammed Laghraïb, un des rares spécialistes des juifs du Maroc à l’époque médiévale, aujourd’hui enseignant-chercheur à l’Université de Kénitra, a fait partie de ces boursiers. Robert Assaraf lui-même a signé plusieurs ouvrages volumineux et fort documentés sur l’histoire des juifs au Maroc. Depuis, le Groupe de recherches et d’études sur le judaïsme marocain (GREJM), animé par le Professeur Baïda et d’autres universitaires, a vu le jour au sein de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Rabat. Un rapide retour sur l’histoire inspiré de ces différents travaux n’est donc pas inutile.

Flash-back : au temps des dhimmis
Il est admis que la présence des juifs au Maroc remonte au moins à l’époque romaine. Des vestiges trouvés à Volubilis en témoignent : une inscription hébraïque sur une pierre tombale, une autre attestant de l'existence d'une synagogue dans cette ville ainsi qu’une lampe à ménora (chandelier à sept branches). A cette époque, les juifs étaient agriculteurs, éleveurs, ou commerçaient avec Rome. Après l’islamisation du pays, ils poursuivront leurs activités mais auront le statut de dhimmi, qui accorde aux Gens du Livre protection et liberté de culte, à condition qu’ils respectent la domination de l’islam et paient un impôt de capitation, la jiziya. Ce statut fut appliqué de manière plus ou moins rigoureuse selon les dynasties, les sultans, l’interprétation des fouqaha et le contexte socioéconomique du moment. Toujours est-il qu’en leur garantissant une autonomie sur les plans religieux, juridique et administratif, il les plaçait dans une situation que pouvaient leur envier leurs coreligionnaires vivant dans l’Occident chrétien.Certes, l’histoire du judaïsme marocain ne fut pas “un long fleuve tranquille” : des périodes de quiétude et de stabilité ont régulièrement alterné avec des périodes de persécutions, d’exactions et de brimades (dont les musulmans eux-mêmes n’étaient pas toujours exempts) à l’occasion de crises politiques et économiques ou d’un changement de dynastie... Ainsi les Almohades se sont-ils caractérisés par un rigorisme extrême à l’égard des non-musulmans, comme envers les musulmans jugés trop éloignés de l’orthodoxie. Durant leur règne, de nombreux juifs furent contraints de s’exiler ou, parfois pour la façade, de se convertir à l’islam. Mais, dans l’ensemble, les dynasties marocaines ont offert à l’élément juif des espaces d’accueil et de cohabitation avec la majorité musulmane : aux pires moments du fanatisme chrétien, n’est-ce pas au Maroc que les juifs expulsés d’Espagne et du Portugal, en 1391 puis en 1492, trouvèrent une terre d’accueil ?Au XIXème et au XXème siècles, le judaïsme marocain est entré dans une nouvelle phase. Plusieurs facteurs vont modifier les équilibres politiques, économiques, sociaux et culturels antérieurs : la pénétration européenne, la création des écoles francophones de l’Alliance israélite universelle (première école à Tétouan en 1862), l’action d’associations philanthropiques juives, britanniques et américaines, le protectorat français puis le mouvement sioniste. On assiste ainsi à une “occidentalisation” des familles juives les plus aisées, tandis que la masse, malgré une amélioration de sa situation (œuvres de bienfaisance, éducation, hygiène et santé sous l’impulsion des associations juives étrangères), restera largement attachée à sa culture et à son judaïsme traditionnels. A l’indépendance, Mohammed V fera des juifs des citoyens à part entière. Aujourd’hui, la Constitution, qui “garantit à tous le libre exercice des cultes”, stipule explicitement que “tous les Marocains sont égaux devant la loi”.L’histoire du Maroc fait aussi apparaître que, bien que dhimmis et installés souvent dans des quartiers qui leur étaient propres (mellahs), les juifs ont pris une part active, de tout temps et sur tout le territoire, à la vie socioéconomique du royaume : artisans, commerçants généralement liés aux métiers de l’or et de l’argent. Mais leur apport dans d’autres domaines ne fut pas moindre. Si l’on excepte la religion et ce qui relève de la sphère privée, il est évident que minorité juive et majorité musulmane ont toujours eu en partage les mêmes langues, la même culture, savante et surtout populaire : chants, poésie, proverbes, blagues, etc. Les points d’interaction et de confluence sont nombreux et féconds. Cette convergence se retrouve jusque dans les moments liturgiques : en temps de sécheresse par exemple, les deux communautés priaient et organisaient des processions pour demander la pluie (Istisqâ). Faut-il rappeler qu’après la victoire marocaine sur Sébastien 1er du Portugal à la bataille dite des Trois Rois (Oued Al Makhazine), le 4 août 1578, les rabbins décidèrent de célébrer chaque année cette victoire par des lectures dans les synagogues et la distribution d’aumônes (Pourim de Sebastiano) ? “Leurs compatriotes musulmans ne devaient commencer à commémorer solennellement cette victoire que cinq siècles plus tard”, souligne l’historien Mohammed Kenbib.Enfin, bien qu’exclus en principe de la sphère politique par leur statut de dhimmi, les juifs y ont joué un rôle influent, parfois de premier plan (Toujjar As-Sultan, interprètes, agents consulaires, conseillers, ambassadeurs...). Dans le mouvement national, avant même d’avoir accédé au statut de citoyens, un petit groupe de juifs marocains militera pour l’indépendance du Maroc. Certains, comme Edmond Amran El Maleh, Simon Lévy ou Abraham Serfaty se sont illustrés par leur engagement politique, à gauche notamment.C’est donc un fait : la cœxistence entre juifs et musulmans a été réelle et continue, enracinant chez les uns et les autres le sentiment d’une même appartenance marocaine. Pourtant, il s’est produit une sorte de séisme qui va les séparer dans l’espace et dans le temps.

Cassures, incompréhensions, exode
Les Marocains juifs, aujourd’hui, sont installés pour la plupart à Casablanca. Leur nombre ? Environ 2000 pour une population globale de 30 millions, alors qu’en 1950, ils étaient près de 250 000 sur 10 millions. Il y a encore un demi-siècle, un Marocain sur 40 était juif. Aujourd’hui un sur 10 000… Comment donc en est-on arrivé là ?À 75 ans, Henri, ancien commerçant, qui n’a jamais quitté le Maroc, raconte : “A partir de 1948, à Marrakech, les juifs de notre rue ont fait leurs valises, puis c’est tout notre quartier qui s’est vidé. Dans la montagne, des villages entiers sont partis en Israël. Le commerce de mon père ne marchait plus au mellah, alors ma famille est venue à Casa. Et là, ça a continué de plus belle et en cachette. Après, il y a eu les deux guerres entre Israël et les pays arabes, en 1967 et 1973. A ce moment-là, les plus aisés sont allés en France, au Canada et aux Etats-Unis”. C’est cet exode brutal, douloureux et massif que mettent en scène les deux films marocains Où vas-tu Moché ? de Hassan Benjelloun et Adieu Mères de Mohamed Ismaïl. A Essaouira, le Maâlem Hassan, artisan ébéniste âgé de 86 ans, évoque ses souvenirs dans sa minuscule échoppe. Il n’oubliera jamais les mots de son voisin et ami de toujours, Refaïl, le jour où il quitta sa terre natale : “Mon frère, on m’arrache au ventre de celle qui m’a mis au monde”. Le vieil homme parle de ce temps où il réveillait les juifs en frappant à leurs portes pour qu’ils aillent accomplir leur prière du matin. “J’étais comme leur muezzin !”. Et il conclut : “Je prie Allah qu’ils reviennent tous et que ce soit comme avant parce qu’on mangeait, on buvait, on riait, on faisait des affaires ensemble et on s’aimait aussi...”.Serge Berdugo est habitué à ce qu’on lui renvoie la même question : “Mais pourquoi donc sont-ils partis ?”. La question est légitime, dit-il, car “les juifs n’ont jamais été reniés ou rejetés par leur pays. Mieux, ils ont été protégés : qui n’a pas en mémoire l’attitude de Mohammed V lors de l’application des lois anti-juives de Vichy, en 1941 au Maroc ?”. Pourquoi alors cette hémorragie ? Selon certains, les premiers départs, à la création de l’Etat d’Israël en 1948, s’expliquent par des raisons d’ordre religieux plutôt que politique : “Il ne faut pas oublier, dit Serge Berdugo, que les juifs marocains ont toujours été profondément croyants. Dans leur esprit, ils répondaient à un appel messianique”. Mais il y a, bien entendu, d’autres raisons : la guerre israélo-arabe qui incitait chacun à choisir son camp, la politique du protectorat fidèle à l’adage “diviser pour régner”, des événements inter-communautaires dramatiques, probablement manipulés, comme à Jerada, en 1948, et à Petit-Jean (aujourd’hui Sidi Kacem), en août 1954, qui firent parmi les juifs 30 morts pour les premiers et 6 pour les seconds, ainsi que plusieurs dizaines de blessés, sans que, dans les deux cas, la police française n’intervienne à temps pour éviter le massacre, l’incertitude des juifs sur ce qu’ils deviendraient dans un Maroc indépendant, l’intensification de la propagande sioniste qui trouva un terreau favorable dans les populations pauvres des mellahs particulièrement sensibles à la promesse d’un avenir meilleur, etc.Chacune de ces raisons nourrissant l’autre, elles vont profondément perturber les relations entre les deux communautés. A l’indépendance, l’émigration, quoiqu’interdite, s’est bien poursuivie. Et ce, malgré l’engagement résolu de nombreux juifs dans le Maroc nouveau, malgré leur accession à la citoyenneté, malgré la multiplication des signaux forts en faveur de leur intégration : la nomination au gouvernement d’un ministre juif, le Dr Léon Benzaquen, et la présence de plusieurs juifs à des postes de responsabilité dans la fonction publique et les grands organismes d’Etat.Les événements de l’année 1961 ne vont pas endiguer cette vague de départs. Le panarabisme est à l’ordre du jour et la visite du président Nasser à Casablanca s’accompagne de dérapages policiers et d’excès de zèle nationalistes. “Un juif était arrêté pour un oui ou pour un non, soit parce qu’il portait une kippa noire interprétée comme signe de deuil pour la visite de Nasser, soit parce qu’il portait du bleu ciel et du blanc, les couleurs d’Israël. Pendant une semaine, on est restés à la maison avec la colique au ventre”, se souvient Estrella, partie de Casablanca deux ans plus tard. La même année, le Maroc adhère à l’Union postale arabe qui interdit toute communication avec Israël. Pour contourner l’interdit, le courrier transite par la France : “Ces lettres tant attendues, on se réunissait en famille pour les lire, à voix basse”, raconte Estrella. Cette année 1961 reste marquée enfin par la mort de Mohammed V, le protecteur des juifs, ainsi que par un drame de l’émigration clandestine organisée par les mouvements sionistes : des dizaines de juifs périrent lors d’un naufrage. Dans les années 1960, il y eut aussi la fameuse “affaire des conversions” relayée, entre autres, par La Nation Africaine, le quotidien du ministère des Affaires islamiques (dirigé alors par Allal El Fassi). Cet organe publiait en effet, comme un tableau de chasse, des photos de juifs et de chrétiens convertis à l’islam, souvent des filles mineures...Tout cela provoque un sentiment d’insécurité durable dans la communauté juive et entretient un climat de tension et de méfiance entre les deux communautés. La suite s’appelle les guerres de 1967 et de 1973. Nouvel exode : à la réalité des faits s’ajoutait, dans les esprits, l’angoisse sur le futur. Noémie, directrice dans une entreprise à Montréal, se souvient : “J’avais 15 ans et j’habitais Casa. A la rentrée scolaire 1967, au Cours complémentaire (Ndlr. établissement juif) où j’étais élève, plus du tiers de mes camarades n’étaient pas revenu. On ne parlait plus que du boycott des juifs dans les journaux, des agressions, des insultes... Même le regard des voisins musulmans avait changé, pourtant la guerre avait lieu à des milliers de kilomètres. Une vraie psychose. Qu’est-ce que nous avions à voir, nous Marocains, dans cette guerre ?” .

Les contrastes d’une communauté
Cette cassure et la dispersion des familles n’ont pas empêché que des juifs choisissent de demeurer dans leur patrie. On pouvait craindre que les attentats terroristes de 2003, qui ont visé entre autres des lieux appartenant à la communauté juive, portent un coup fatal à l’existence de celle-ci au Maroc. Il n’en a rien été. L’attachement au pays et le pragmatisme ont prévalu : “Nul n’est à l’abri du terrorisme aujourd’hui”, répètent tous ceux que nous avons interrogés. L’un d’entre eux, pourtant violemment agressé à Casablanca en 2002, au motif qu’il était juif, vit toujours au Maroc : “Je suis marocain pour le meilleur et pour le pire”, nous affirme-t-il avec une sagesse biblique. Un autre juif de Casablanca nous dit : “Notre communauté, quasiment la seule dans le monde arabe, s’est réduite comme peau de chagrin. Et pourtant elle tourne !”.Sa survie et son dynamisme, elle le doit en partie à des structures communautaires actives et fortes, relevant du Conseil des communautés israélites du Maroc (CCIM) dont le Secrétaire général est Serge Berdugo depuis 1987. A la question : pourquoi un CCIM aujourd’hui alors que les Marocains juifs sont des citoyens à part entière ? Berdugo répond : “Laisser sans structures un si petit nombre de juifs sur 30 millions de Marocains, ce serait criminel. Nous n’empiétons pas sur leurs droits de citoyens, ce que nous leur permettons, c’est de vivre leur foi et leur spécificité culturelle”. Créée par le protectorat qui en a défini les statuts par un dahir en 1945, cette instance s’est substituée à l’organisation traditionnelle où le Naguid ou Shaykh El Yahud, choisi par ses coreligionnaires, était chargé des relations entre la communauté et les autorités locales, régionales ou nationales. Aujourd’hui, le rôle du Conseil, placé sous tutelle du ministère de l’Intérieur, est de coordonner les communautés des différentes villes, de représenter la communauté juive auprès des instances du pouvoir et de veiller au bon fonctionnement des institutions juives. Celles-ci sont très organisées. À Casablanca, elles regroupent les douze synagogues encore en activité, le service de l’abattage rituel destiné à la dizaine de boucheries “casher” ; la gestion des cimetières, les chambres rabbiniques qui disent la loi de Moïse dans les tribunaux réguliers, des clubs et ces fleurons que sont les écoles, les œuvres médico-sociales, et la Fondation du patrimoine culturel judéo-marocain, avec son musée du judaïsme, le seul du genre en pays arabo-islmamique. Le réseau scolaire juif qui compte environ 900 élèves se distingue par son originalité dans le paysage éducatif marocain : hormis les écoles religieuses, deux de celles qui relèvent de l’Ittihad-Maroc (anciennement Alliance israélite) scolarisent non seulement des élèves juifs mais aussi des musulmans. Il en est ainsi à l’école primaire Narcisse Leven, fréquentée par 26% d’enfants musulmans, et au lycée Maïmonide où élèves juifs et musulmans sont presque à parité numérique. Bien que ces établissements suivent les programmes du ministère français de l’Education nationale dont ils ont l’homologation, tous les élèves reçoivent néanmoins un enseignement d’hébreu et d’arabe. Et lors des cours d’éducation religieuse juive destinés exclusivement aux élèves juifs, leurs camarades musulmans bénéficient de cours d’arabe supplémentaires. A l’école primaire, sur les 15 institutrices, neuf sont juives et six musulmanes, tandis qu’à Maïmonide tous les enseignants sont musulmans, à l’exception de ceux d’hébreu. Les groupes d’élèves qui étudient et s’amusent ensemble dans les cours de récréation joliment arborées, les relations au sein des équipes pédagogiques, tout témoigne d’une coexistence paisible qui n’a rien d’artificiel. Le directeur du lycée Maïmonide, Simon Cohen, qui a travaillé à Strasbourg auprès du philosophe Emmanuel Lévinas, nous explique avec une force tranquille : “Ce que viennent chercher ici les familles musulmanes, ce sont les valeurs de respect, de paix, de justice que nous partageons. Avec les élèves, je parle au nom de la Bible et au nom du Coran”. Et il ajoute en souriant : “Quand je corrige leurs fautes d’arabe, moi M. Cohen, ça leur fait un effet extraordinaire”. Non loin de ces écoles, le centre médical pour les économiquement faibles et le foyer pour personnes âgées nécessiteuses et sans famille offrent au visiteur un exemple tout aussi éloquent de cette coexistence. C’est le même esprit de partage qui règne entre médecins, infirmières, aide-soignants juifs et musulmans.Aujourd’hui, on a tendance à croire que toute la communauté juive vit dans l’aisance. “Détrompez-vous, rectifie Serge Berdugo. Nous avons aussi des pauvres ! Pas moins de 400 personnes bénéficient d’une prise en charge complète par nos œuvres sociales (logement, habillement, scolarité...), d’autres sont aidées aussi mais à un degré moindre”.Ce dispositif communautaire est incontestablement bien géré et très efficace. Toutefois, deux questions se posent.La première touche à son mode de gouvernance qui a été chahuté ces dernières années, faute d’élections pourtant prévues par les textes. Aux yeux de certains, la représentation actuelle a fait son temps et doit se renouveler : “Même au niveau politique national, il y a eu l’alternance (ndlr, gouvernement Youssoufi en 1998) et il faudrait que notre communauté en reste à une époque révolue !”, nous déclare un partisan de cet aggiornamento. Ceux qui tiennent les rênes du Conseil répondent, en s’appuyant sur les textes, que c’est au ministère de tutelle et non à eux d’organiser ces élections. La balle est ainsi renvoyée à la puissance publique, si bien que l’équipe actuelle, comme les tenants du changement, devront vraisemblablement attendre que l’arbitrage soit rendu en haut lieu.La deuxième question concerne les femmes, totalement absentes des instances de décision du Conseil et des représentations officielles. Où sont-elles donc ? A la manœuvre, en coulisse. Elles font tourner la machine au jour le jour (voir encadrés). Yaël, femme au foyer, constate : “Le Maroc a réformé la Moudawana pour les femmes musulmanes, des femmes sont au gouvernement et au Parlement. Mais nous, femmes juives, sommes toujours dans l’ombre”. Selon les actuels responsables du Conseil, ce serait là encore en raison des textes qui n’ont pas évolué depuis 1945. Ce à quoi Yaël répond : “Ces textes ne sont pas sacrés, on peut les modifier…”. Arlette Berdugo, dans son livre Juives et juifs dans le Maroc contemporain (Ed. Geuthner, 2002), confirme de son côté que malgré l’émancipation due à l’école et à l’activité professionnelle, les femmes juives restées au Maroc demeurent cantonnées dans le rôle de gardiennes de la tradition et de la famille.Enfin, comme l’écrit Edmond Amran El Maleh, le juif marocain n’est pas “un migrant qui aurait passé quelques siècles sur la terre marocaine”. Comme son compatriote musulman, il y plonge ses racines. Qu’il vive ou non dehors, il est encore dedans. Amen.

Ruth Grosrichard
* Franco-marocaine originaire d’Essaouira, Ruth Grosrichard est professeur agrégée de langue et civilisation arabes à Sciences Po Paris, notamment spécialisée en Darija marocaine.

Diaspora . Marocains d’abord
La communauté juive marocaine ne se limite pas à ceux qui vivent au Maroc. Elle compte sur une diaspora estimée à un million de personnes au moins (entre 700 000 et 800 000 en Israël). Comme c’est le cas pour les autres Marocains expatriés, le temps qui passe n’affaiblit pas leur attachement au Maroc. Fruit d’une histoire bimillénaire, cette fidélité s’est sans doute même renforcée dans l’exil et le déracinement, notamment pour ceux qui ont émigré en Israël où ils ont été longtemps marginalisés et peu considérés par leurs coreligionnaires ashkénazes. Simha, octogénaire installée au Canada depuis quarante ans affirme : “Mon pays et mon cœur sont au Maroc, même si j’ai un passeport canadien”. Sur la Toile, les sites Internet dédiés à cet enracinement judéo-marocain fleurissent. Près de 5000 expatriés venus du monde entier se retrouvent chaque année à Ouezzane, Ben Ahmed, Safi, Essaouira... autour de tombeaux de saints à l’occasion des Hilloulot (équivalent des moussems musulmans). Mais leur relation avec le Maroc passe aussi par d’autres canaux tels que des coopérations scientifiques et médicales ou encore des projets commerciaux et technologiques. Le “Rassemblement mondial du judaïsme marocain”, né dans les années 1980, entend les fédérer pour maintenir des liens avec le Maroc et œuvrer à la paix entre juifs et musulmans, arabes et Israéliens. Plus récemment, d’autres groupements au nom chaque fois plus englobant ont vu le jour (Union, Fédération mondiale...). Mêlant surenchères et enjeux de pouvoir, ces structures prétendent chapeauter cette diaspora au potentiel politique, économique et culturel considérable.

Le saviez-vous ?
• Il existe au Maroc un enseignement d’hébreu dans tous les départements d’arabe et dans ceux d’études islamiques. Le Professeur Mohamed El Medlaoui, spécialiste de linguistique et d’études hébraïques, espère que la nouvelle organisation des études par modules ne réduira pas la place de cet enseignement. Il vaut la peine de signaler que Dar al Hadith al Hassaniyya de Rabat, institution musulmane s’il en est, destinée à la formation des oulémas, dispense elle aussi un enseignement d’hébreu.
• Le “club Mimouna”, du nom de la fête juive marocaine, a été créé il y a un peu plus d’un an par un groupe d’étudiants au sein de l’Université Al Akhawayn à Ifrane. Son but est de “faire connaître la culture judéo-marocaine et la diversité du patrimoine marocain aux jeunes qui seront les adultes de demain, pour rappeler que le Maroc a été et restera toujours un exemple de coexistence judéo-musulmane, et pour influer positivement sur l’intolérance croissante au sein de la société marocaine”. Si une partie des étudiants comprend et accepte cette initiative, d’autres manifestent ouvertement leur hostilité. “Il nous arrive d’enregistrer des actes d’intolérance de leur part. Certains sont allés, parfois, jusqu’à commettre des gestes inacceptables comme dessiner des croix gammées sur les portes des deux cofondateurs du club”, déplorent les animateurs de Mimouna. Avant de conclure : “Cela ne nous décourage pas, bien au contraire !”
Parcours. Des femmes de devoirLes figures visibles et médiatiques de la communauté juive au Maroc sont exclusivement masculines et liées au Pouvoir : André Azoulay, Serge Berdugo, Robert Assaraf... Le lien avec le Marocain de la rue, ce n’est pas vraiment eux qui l’entretiennent. La proximité quotidienne entre juifs et musulmans est assurée par des anonymes, et notamment par des femmes. Portraits.

• Esther Schluss s’excuse d’être un peu en retard à notre rendez-vous : “...J’étais à la clinique avec Max pour les examens demandés par le Dr Chraïbi”. Le téléphone sonne, elle décroche : “Dr Chraïbi, oui mon cher docteur, les examens sont faits et j’ai raccompagné Max au Home...”. Décryptage : la veille à 11h du soir, l’infirmière de garde du foyer pour personnes âgées de la communauté juive l’avait appelée : Max, l’un des pensionnaires, n’allait pas bien. Ni une ni deux, le temps de s’asperger le visage et d’enfiler sa robe, la voilà dehors. À 11h du soir, seule ? “Aucun souci, l’épicier en bas de chez moi me protège et m’appelle le taxi”. Nous sommes au centre médical de Casablanca, créé en 1947 par le Dr Léon Benzaquen, qui la recruta en 1954 alors qu’elle venait d’obtenir son diplôme d’infirmière. Aujourd’hui, cette petite dame au grand cœur et au dévouement sans faille en assure la direction au jour le jour. Les consultations de médecine générale et de nombreuses spécialités sont fréquentées par les khiloukim (juifs nécessiteux) et par le personnel musulman travaillant dans les structures communautaires juives.
• “Nous sommes dans une école juive, c’est d’accord, mais nous sommes au Maroc et il n’est pas question que je réponde favorablement à la demande de certains parents qui sollicitent une dispense d’arabe”. Sylvie Ohnona, 52 ans, directrice de l’école Narcisse Leven à Casablanca, annonce ainsi clairement la couleur. Elle nous invite d’ailleurs à entrer dans une classe, où enfants juifs et musulmans sont justement en cours d’arabe. D’une famille originaire d’Erfoud, Mme Ohnona, qui dégage une autorité naturelle et souriante, a d’abord été médecin pendant 15 ans avant de passer à la pédagogie. Ses études, elles les a faites à la Fac de médecine de Casa : “J’étais la seule juive dans l’amphi sur 500 à 600 étudiants”. Le racisme ? “Quand j’étais petite, j’ai connu les jets de pierre et les insultes, aujourd’hui ça n’arrive plus”, répond-elle, avant d’ajouter quand même que les expressions du genre “lehoudi hachak” (“le juif sauf ton respect”) n’ont pas disparu. Sa devise : “Certains dans notre communauté vivent en auto-suffisance, ce n’est pas bon. Il faut faire preuve d’ouverture à l’autre et de plus d’esprit citoyen. On a tellement de points en commun...”
• Zari Abergel, la quarantaine, est arrivée à Casablanca, il y a juste quatre ans. Elle vient de Safi où elle a continué d’habiter après la mort de ses parents. Aujourd’hui, elle veille sur les 70 pensionnaires, femmes et hommes, du foyer pour les personnes âgées nécessiteuses de la communauté juive, appelé “Home des vieillards”, avec l’aide d’une trentaine d’infirmières, garde-malades, personnel d’entretien, en majorité musulmans. “C’était dur au début, aujourd’hui je me suis habituée”. Les installations offrent tout le confort et l’hygiène nécessaires, mais ce qui frappe aussi c’est l’attention portée par le personnel à ces pensionnaires : “Ils n’ont plus personne au Maroc, alors on est un peu leur seconde famille”, dit Zari Abergel avec une émotion perceptible. Nous sommes à la veille de Shabbat et les tables sont bien dressées, selon la plus pure tradition, pour le repas du vendredi soir. A l’extinction des feux, Zari regagne son domicile après une semaine de travail bien remplie. Son repos peut alors commencer : elle passe le samedi à la maison. Le dimanche, de temps en temps, elle prend le car dès l’aube pour aller respirer l’air de Safi, sa ville, et s’en retourne le soir à Casablanca. Un bien long voyage en une seule journée ? Elle répond : “Oui, mais j’aime la ville et les gens là-bas, et même si je n’ai plus de famille, j’y suis chez moi”.
Analyse. Une histoire à suivre0n le voit bien, ce qui continue principalement de perturber les relations entre juifs et musulmans au Maroc, c’est le conflit entre les pays arabes et Israël, la guerre entre Israéliens et Palestiniens. Le rôle important que jouent des officiels israéliens d’origine marocaine, engagés dans le camp des “faucons” et des ultra-nationalistes, notamment au sein du Likoud, ne contribue évidemment pas à l’apaisement. Au Maroc même pourtant, un certain nombre de juifs n’ont pas manqué très tôt de prendre position. Chacun s’est engagé à sa façon, depuis les anti-sionistes et militants de toujours de la cause palestinienne tels que Sion Assidon, Edmond Amran El Maleh ou Abraham Serfaty, jusqu’aux partisans actifs du dialogue et d’une paix juste conduisant à la coexistence de deux Etats, palestinien et israélien. Dans les années 1970, avec d’autres personnalités juives marocaines et du monde arabe, André Azoulay créait “Identité et Dialogue”. Ce groupe qui appelait déjà à la création d’un Etat palestinien vivant en paix aux côtés d’Israël eut un dialogue suivi avec l’Organisation de libération de la palestine (OLP). Aujourd’hui, ce conseiller du roi, indépendant de toute instance communautaire, affirme que son engagement pour la cause palestinienne est sa manière à lui d’être fidèle à son histoire et aux valeurs du judaïsme marocain : “Je ne suis pas juif par le sang que j’ai dans les veines mais par les valeurs dans lesquelles j’ai été élevé en tant que Marocain de confession juive. Pour rester cohérent avec ma culture, je dois me battre tous les jours pour que les Palestiniens retrouvent leur souveraineté, un Etat où identité et dignité se conjuguent de la même façon qu’en Israël”. Ces différents gages suffiront-ils pour ramener, au Maroc tout au moins, la sérénité dans les esprits, chez les deux communautés ? Il y faudra, sans doute, un travail de mémoire partagé associant le plus grand nombre, ainsi que des actions visant à sensibiliser un très large public : révision des programmes scolaires, émissions de télévision, expositions, etc. Le Maroc a montré, et l’instance équité et réconciliation (IER) en a donné la preuve, qu’il était prêt à faire un retour sur son histoire et à l’interroger. Dans le cas présent, c’est à la fois de la mémoire et de l’identité marocaines qu’il s’agit. “Que serais-je sans toi ?”, chante Aragon. Juifs et musulmans marocains seraient bien inspirés s’ils se posaient la même question. Alors peut-être leur histoire commune, ce roman inachevé, reprendra-t-elle comme autrefois ? On est en droit de l’espérer car le poète disait aussi : “Tout ce qui fut sera pour peu qu'on s'en souvienne”.
Ruth Grosrichard

Friday, November 21, 2008

N° 334 Bey’a. Enquête sur un archaïsme

Bey’a. Enquête sur un archaïsme
Par Souleïman Bencheikh
Loin d’être un acte scrupuleusement codifié que la tradition nous aurait légué tel quel, la bey’a, enjeu de pouvoir, a été sans cesse réinventée au fil des âges. Aujourd’hui, elle est l’instrument officiel du pouvoir absolu. Eclairage.

Loin d’être un acte scrupuleusement codifié que la tradition nous aurait légué tel quel, la bey’a, enjeu de pouvoir, a été sans cesse réinventée au fil des âges. Aujourd’hui, elle est l’instrument officiel du pouvoir absolu. Eclairage.De mémoire de Marocain, l’allégeance au souverain a toujours existé. “Sache que la Bey’a est un engagement à l’obéissance, le sujet s’engage à confier au prince les affaires des musulmans sans les lui disputer et à lui obéir dans tout ce qu’il fait”, écrivait déjà le presque
Marocain Ibn Khaldoun dans sa Mouqaddima. Six siècles plus tard, la monarchie chérifienne semble plus que jamais attachée au vieux rite de la bey’a. Cette année, 1200 ans après la fondation de Fès, soit douze siècles après la première allégeance des tribus berbères à Idriss 1er, Mohammed VI et ses conseillers en communication ont décidé de marquer le coup : la première capitale de l’histoire du royaume dispose d’un budget de 40 millions de dirhams pour offrir au roi la cérémonie d’allégeance de ses rêves, celle d’une dynastie au faîte de sa gloire, qui ne souffre plus ni concurrents, ni contestataires (ou si peu). Ainsi, ce 30 juillet, la Fête du trône sera à nouveau l’occasion d’un déploiement de puissance et de munificence. Les notables des quatre coins du royaume, et même d’ailleurs, accourront pour renouveler leur serment de fidélité à Mohammed VI. Comme chaque année, des cars chargés de jellabas blanches se déverseront sur le Mechouar du palais royal, et les policiers du royaume, tous en alerte, salueront dûment les voitures remplies d’officiels et roulant à toute vitesse. Un long voyage pour beaucoup, récompensé par quelques minutes de proximité avec le roi. Hauts fonctionnaires et petits notables, élus de la nation et chefs militaires, dignitaires étrangers et membres du gouvernement n’auront d’yeux que pour un seul homme, le maître de céans : Mohammed VI.
Le roi et ses notables
Car le rituel de l’allégeance obéit à des règles minutieusement établies. Rien n’est laissé au hasard. Tout est symbole. Bien avant la cérémonie, des collations, et parfois même un repas, sont offerts aux vaillants sujets accourus de toutes parts. “Pour beaucoup, c’est l’occasion de se faire remarquer et de nouer des contacts”, explique un habitué de l’événement. Une fois la panse bien remplie, en route pour le Mechouar où se déroule la cérémonie.Sur la place du palais royal, tout est réglé d’avance. De chaque côté du chemin bordé de sable qu’empruntera le souverain (pour que son cheval évite quelque fâcheuse glissade) se trouvent les “tribunes d’honneur”, réservées aux membres du gouvernement et des délégations étrangères, tous debout. Au milieu, dans l’arène, la foule stoïque des notables, grands et moins grands, s’agglutine dans l’attente du roi. Le gotha du royaume, bien aligné et sous la responsabilité du wali de chaque région, peut rester longtemps à espérer l’arrivée rapide du monarque. “Hassan II nous faisait souvent attendre des heures sous le soleil, et nous ne savions jamais quand il allait arriver”, confie notre source. “Avec Mohammed VI, c’est plus rapide. Après tout, la ponctualité est la politesse des rois”, ajoute-t-il presque innocemment. En coulisses, le roi se prépare. Sept étalons lui sont amenés derrière la grande porte du palais. Et le monarque choisit le coursier qui lui sied le mieux. A la fin de son règne, pour éviter une chute (potentiellement ridicule, symboliquement fatale), Hassan II préférait utiliser une limousine. Quand les portes du palais s’ouvrent sur la place où sont réunis les notables, le roi apparaît dans toute sa splendeur. Juché sur un étalon et protégé par son fameux parasol, il est le seul à ne pas toucher terre, à mi-chemin entre le divin et le temporel. Le ministre de l’Intérieur (qui n’est pas aux côtés des autres membres du gouvernement) s’avance alors vers le souverain pendant que les petites mains de la cérémonie entonnent le cri d’allégeance : “Que Dieu bénisse la vie à mon seigneur” (“Allah ibarek f’âmar Sidi”). Alors, rang par rang, les notables s’inclinent au passage de l’étalon royal et sont ensuite directement évacués vers la sortie. Juste le temps d’une courbette…Outre le formalisme clinquant de la bey’a, qui peut être considérée comme l’attribut suprême du pouvoir, trois éléments sont lourds de signification dans le déroulement de ce cérémonial : les notables sont réunis sous l’autorité du wali de chaque région, seul le ministre de l’Intérieur sort des rangs pour rendre hommage au roi, et les élus de la nation sont noyés au milieu de la masse des autres notables. Le Premier ministre est ainsi protocolairement supplanté par le ministre de l’Intérieur et l’existence du corps parlementaire est symboliquement niée. La bey’a revêt dès lors une signification territoriale et non représentative, autoritaire et non démocratique. Visuellement et symboliquement, cette très belle cérémonie, à la limite de la chorégraphie, tient plus de la soumission à sens unique que du pacte réciproque. Et pourtant…
Aux origines était le prophète
Dans Monarchie et islam politique (1999), le politologue Mohamed Tozy, qui note que “la cérémonie d’allégeance est centrale dans la stratégie de légitimation du système politique marocain”, explique que “tous les producteurs de sens attachés au service du royaume s’acharnent à rappeler la filiation de la monarchie avec les premiers gouvernements de l’islam et s’appliquent à reproduire le rituel politique traditionnel”. Mais à quelle tradition remonter ? Et à quel rituel s’arrêter ? Car, pour Maâti Monjib, l’erreur est de croire que la bey’a a toujours été associée au même cérémonial et à la même tradition. L’historien rappelle très justement que “de son vivant, deux bey’a ont légitimé le prophète”. “Mais, ajoute-t-il, l’allégeance n’avait alors presque rien de religieux car les valeurs antéislamiques et païennes encore prégnantes dans la société en faisaient plus une alliance entre clans qu’une véritable soumission à une quelconque transcendance”. La deuxième bey’a du prophète, peu avant sa mort, comptait par exemple deux femmes sur les 72 personnes présentes. Croire que la première bey’a de Mohammed VI a été un mini-bouleversement de la tradition car deux ministres femmes y étaient conviées, revient ainsi à occulter la première des traditions, celle qui a été initiée par le prophète.D’autant que le caractère islamique de l’allégeance ne devient un enjeu que pour les successeurs de Mohamed. Pour Monjib, “c’est à la mort du prophète, au moment des guerres pour le califat, que sont apparues deux tendances pour la succession : l’une s’appuyant sur une légitimité de militance (donc religieuse), l’autre sur une légitimité tribale et clanique”. C’est ainsi que Saâd Ibn Abi Oubaïda, un oublié de l’Histoire, a été “démocratiquement” élu premier calife, en vertu d’un critère de “compétence religieuse”. Mais quelques heures plus tard, il était déposé par le clan des Qoraychites qui n’avaient pas assisté au début des débats et ont contesté l’élection, en arguant de leur propre proximité familiale avec le prophète. La voie est alors libre pour le premier calife que retiendra l’Histoire : Aboubakr. Ironie de la situation, l’imam Ali, cousin et gendre de Mohamed, opposera aux Qoraychites ce même argument de la proximité familiale, en vain. “En fait, explique Monjib, on était déjà entré dans une logique dynastique, précurseur de la sacralité califale introduite par les Omeyyades”. En définitive, c’est certainement parce que le prophète n’avait pas désigné de successeur de son vivant que la bey’a vécue comme une alliance entre tribus, s’est très vite muée en une bey’a-soumission : plusieurs légitimités s’affrontant pour la succession du prophète, seule la force pouvait départager les candidats.Mais au Maroc, pourquoi n’a-t-on repris de la bey’a que sa “dimension soumission” en occultant trop souvent sa “dimension contractuelle” ?
Bey’a contre siba
C’est Idriss 1er qui introduit la tradition de la bey’a au Maroc, jouant chez nous le même rôle que le prophète en Arabie. L’historien Abdallah Laroui insiste sur l’évolution de la tradition, son aspect mouvant : “Au Maroc, la Bey’a d’Idriss 1er est certainement différente de celle d’Ibn Toumert, d’Al Mansour ou d’Ismaïl. D’ailleurs, dans l’historiographie marocaine, qui reprend les formules d’usage, le premier est appelé imam, le second imam et mahdi, le troisième calife, le quatrième mawlay et sultan”, écrit-il dans Le Maroc et Hassan II, un témoignage (PIU, 2005). Ici encore, le caractère protéiforme de la bey’a transparaît. Mais John Waterbury (Le Commandeur des croyants, PUF, 1975) se montre plus précis : “La bey’a délimitait la frontière entre le bled makhzen, région contrôlée militairement par le sultan, et le bled siba, zone dissidente qui refusait l’autorité du Makhzen”. Les pactes d’allégeance n’étaient en fin de compte contraignants que le temps de la manifestation de force du souverain. On comprend mieux dès lors que la géographie de l’allégeance est éternellement en mouvement, dépendant des victoires et des défaites du sultan. La bey’a prend la forme d’un accord bilatéral, loin du grand rendez-vous annuel d’aujourd’hui, fruit d’un centralisme étatique lentement construit.Le changement de règne était le moment privilégié de l’affirmation de la bey’a, celui où elle prenait tout son sens, car le candidat au sultanat avait le choix entre le trône, l’exil ou la mort. “Le meilleur signal de la révolte est donné par la mort du sultan, puisque chacun s’attend, grâce à son expérience militaire, à ce que plusieurs prétendants se disputent sa succession les armes à la main (…) et à ce que le plus fort ou le plus habile l’emporte”, écrit Robert Montagne en 1930 (Les berbères et le Makhzen dans le sud du Maroc). Pour assurer la transition, à chaque changement de règne, le grand vizir consultait les oulémas et les notables du Makhzen et envoyait des émissaires partout dans le royaume. Plusieurs grands vizirs ont d’ailleurs dû envoyer leurs lettres de notification dans les zones de siba, sans grand espoir de les voir prises au sérieux. Mais les sultans prenaient aussi leurs dispositions de leur vivant en associant leurs fils à l’exercice du pouvoir. Le prince pouvait ainsi être nommé khalifa (gouverneur) d’une région importante (celle d’une ville impériale), et le commandement d’effectifs conséquents lui était confié. La transition monarchique pouvait ainsi être plus facilement légitimée. D’autant que l’inconscient populaire voulait que plus l’enfant a vécu dans l’intimité du sultan défunt, plus il est susceptible d’avoir reçu communication de sa baraka.
Une tradition réinventée
Mais l’histoire contemporaine du royaume, inspirée par les oulémas de Fès, a préféré ignorer cette “culture de la siba” et se rattacher directement à l’interprétation sunnite antérieure au sultanat turc, celle du prophète et des premiers temps de l’islam. Et c’est cette théorie d’une bey’a immuable que reprennent les leaders du mouvement indépendantiste. Les “ancêtres” de Allal El Fassi font alors une lecture “rousseauiste” de la bey’a : elle devient un contrat d’investiture où l’aspect religieux est délibérément passé sous silence. Au début du XXème siècle, la bey’a est ainsi perçue par les nationalistes comme le pendant oriental du contrat social des Lumières occidentales. L’allégeance au sultan devient revendication et acte d’opposition à l’occupant français. La première Fête du trône, aux débuts des années 1930, est d’ailleurs une initiative des indépendantistes, contre la volonté du protectorat. Monjib rapporte fort à propos une anecdote d’abord racontée par Jean Lacouture, journaliste et ancien diplomate au Maroc : “Au moment de sa cérémonie d’allégeance en 1927, Mohammed V avait 18 ans et s’était marié deux ans plus tôt. A la suite d’une brouille, son père l’avait séparé de sa femme pour le punir. Et le nouveau sultan Mohammed V, découvrant le rituel de la bey’a, se serait tout simplement exclamé : ‘Est-ce pour récupérer ma femme ?’”. Une réplique qui peut évidemment prêter à sourire, mais qui renseigne aussi sur la portée d’une bey’a organisée à la hâte, comme une légitimation bâclée.C’est finalement Hassan II qui comprendra l’intérêt de la bey’a et de sa dimension contractuelle. Mais, “quand, en 1961, Hassan II a demandé, comme il se doit, l’investiture par allégeance des oulémas, le contexte politique incertain de l’époque ne permettait pas de faire de cette cérémonie un acte instituant”, explique notamment Tozy. Pour le politologue, “l’allégeance est passée presque inaperçue et la continuité avec Mohammed V s’est appuyée principalement sur l’héritage nationaliste”. En fait, le cérémonial de la bey’a aurait même pu tomber en désuétude. Et la Fête du trône qui, depuis son institution, a lieu chaque année, n’est pas encore l’occasion de fixer les termes de la relation qui lie le souverain à ses sujets. Seule la Constitution, rédigée par Hassan II, fait donc office de référence en la matière. Ce n’est qu’en 1979, à l’occasion de la récupération par le royaume de la province de Oued Eddahab, à un moment où le roi n’a déjà plus d’adversaire de poids, qu’une cérémonie extraordinaire fixe le contenu et les modalités pratiques d’un nouveau contrat. Les chefs de tribus sahraouies prononcent à cette occasion une déclaration d’allégeance qui est saisie au Bulletin officiel du 20 septembre 1979 (voir encadré). En précisant les termes de la relation d’allégeance, cette trace écrite contribue aussi à éclairer le sens de l’annuelle bey’a de la Fête du trône.De la même manière, l’avènement de Mohammed VI (qui par beaucoup d’aspects rappelle la bey’a de OuedEddahab) est l’occasion de laisser une marque écrite du “pacte” qui lie le souverain à ses sujets : “Louange à Dieu (…) qui a fait de l’allégeance un pacte et de l’obéissance aux détenteurs de l’autorité un engagement et une entente”. Autrement dit, la bey’a n’est rien d’autre qu’un pacte de soumission, pas seulement à un homme, mais au représentant de Dieu sur terre.
Un contrat léonin
Quel est plus précisément le contenu de ce “contrat” ? Dans le texte du 23 juillet 1999, les signataires réitèrent au souverain leur “engagement pour le respect du devoir d’obéissance, de fidélité et de dévouement qui découlent de la bey’a, dans le bonheur et l’adversité”. Mais nulle part il n’est question d’un quelconque engagement royal en contrepartie de celui de ses sujets. Pourtant, en 1993, lors d’un entretien avec Eric Laurent, Hassan II affirmait : “On a vu des cas où le lien d’allégeance a été récusé par les populations, qui ont considéré que le roi n’avait pas défendu suffisamment la foi ou les droits de ses concitoyens, ou encore qu’il avait abandonné des parties du territoire”. Mais le défunt roi est bien sûr resté silencieux sur une question fondamentale : qui doit déterminer si le souverain a failli à sa mission, et comment doit-il le faire ? En filigrane, Hassan II faisait-il référence à tous les sultans du Maroc renversés par un concurrent ou tout simplement déposés, ou à la siba qui a toujours existé dans l’histoire du royaume ? Il feignait en tout cas d’oublier que son propre père avait d’abord été légitimé par le protectorat, au cours d’une bey’a qui n’était ni plus, ni moins légitime que celle du sultan “fantoche” Ben Arafa (1953). Et surtout, il feignait d’ignorer que sa propre légitimité religieuse avait déjà été contestée, et que certains pouvaient aussi lui reprocher l’incomplète unification du territoire national (Sebta et Melilia). Mais le plus cocasse dans la déclaration de Hassan II à Eric Laurent, c’est qu’en parlant de “concitoyens”, le roi répugne visiblement à utiliser le terme de “sujets” devant un journaliste étranger, lui qui n’a pourtant pas hésité, dans certains de ses discours, à invectiver son “cher peuple”.En fait, la dimension contractuelle de la bey’a, qui a existé du temps du prophète et a ensuite été récupérée par l’Istiqlal, a servi d’alibi à Hassan II pour asseoir un peu plus sa légitimité et son autorité. Plus qu’un pacte ou un contrat, la bey’a conçue par le défunt roi était un blanc-seing. Abdelwahab Benmansour, historiographe du royaume, en convient d’ailleurs sans autre forme de procès : “Si le candidat à la royauté est déjà connu par décision du prédécesseur ou si le candidat arrive à s’imposer par la force, la bey’a devient une simple ratification d’un fait accompli”, explique-t-il. Et d’ajouter : “Cette ratification n’aura comme justification que de prévenir une guerre et d’empêcher que coule le sang des musulmans”. En définitive, la seule véritable condition pour la validité de la bey’a est qu’elle soit entérinée par les oulémas de Fès. “Mais, explique Monjib, les oulémas n’ont que leur foi à opposer à la volonté du futur souverain. Tant qu’ils ne peuvent instaurer aucun rapport de force, ils ne seront finalement qu’une caution protocolaire”. La notion même de “contrat”, appliquée à la bey’a, est d’ailleurs sémantiquement incorrecte : s’agissant théoriquement d’un pacte entre le souverain et le peuple, on devrait en effet parler de mubaya’a (comme dans le Coran), puisque c’est cette forme grammaticale qui exprime la réciprocité. Vidée de sa portée contractuelle, la bey’a est-elle pour autant nulle et non avenue ?
De la bey’a à la Constitution
Evidemment, non. L’allégeance reste au contraire le premier référent juridique du pouvoir au Maroc. C’est d’elle que découle l’essentiel de l’autorité royale. Ainsi, historiquement postérieure à la Constitution marocaine, la bey’a de Mohammed VI n’y fait pourtant aucune allusion, préférant se référer à la Sunna et à la Charia. Ce faisant, le texte de l’allégeance de 1999 se place complètement en dehors du droit positif. Pourtant, la Constitution est claire en ce qui concerne les règles de succession, et elle aurait pu servir de caution, à défaut de référence (voir encadré). Mais, pour le souverain, le danger du référentiel constitutionnel réside dans la possibilité du référendum prévu par l’article 69. Le référendum a été utilisé par Hassan II comme un plébiscite au sens gaullien, un moyen de rasseoir sa légitimité. Mais, à l’époque, les résultats des urnes pouvaient encore être gonflés, voire complètement falsifiés. Mohammed VI n’a, quant à lui, pas encore affronté l’épreuve du référendum plébiscitaire. Le fera-t-il un jour ? Et qu’aurait-il finalement à y gagner ? Tout ou presque, en fait : sa légitimité pourrait être renforcée par le verdict des urnes, d’une manière bien plus démocratique que ne le permet la protocolaire bey’a de la Fête du trône. Encore faudrait-il bien choisir la question à poser aux Marocains et Marocaines, car en vingt ans, le risque a certainement grandi ! En attendant, on comprend mieux le risque que devaient prévoir les rédacteurs de la bey’a de 1999 : pourquoi, en effet, faire référence à un texte qui peut certes légitimer le nouveau roi, mais qui contient aussi une notion très dangereuse, celle d’un référendum plébiscitaire qui, raisonnement poussé à l’extrême, pourrait devenir une bey’a moderne, ancrée dans le droit positif ?Parce qu’elle n’est légitimée que par une tradition mouvante et floue, l’allégeance à Mohammed VI perd en fin de compte de son efficacité. Elle s’inscrit dans une logique de cour qui, sémantiquement du moins, peut confiner à la servitude. L’historien Mohammed Ennaji explique : “Plus que de bey’a (terme qui, décliné, peut renvoyer à la notion de contrat), on devrait parler au Maroc de walae (à proprement parler, soumission ou allégeance). Or, dans la tradition islamique, ce lien qui est l’équivalent du droit de patronage, est presque aussi fort que celui de l’esclavage”. En renforçant le phénomène de cour, la bey’a contribue à perpétuer des pratiques comme le baise-main ou des rituels d’un autre âge qui relèvent d’un véritable culte de la personnalité. Plus encore : elle repose plus sur des fidélités à acheter que sur un quelconque attachement viscéral à la sacralité du roi. A ce propos, Monjib rappelle qu’en 1953, alors que le sultan Mohammed Ben Youssef était envoyé en exil à Madagascar par l’occupant français et Mohammed Ben Arafa désigné à sa place, la plupart des imams récitaient la prière au nom de “Sidna Mohammed”… sans préciser lequel. Comme quoi, ce rituel de la bey’a a beau être présenté comme “intangible et immuable”, il n’en reste pas moins ambigu…
Lexique. Petit dico du parfait sujet
‘Arch. étymologiquement, trône de Dieu, objet conceptualisé et immatériel.
Baraka. Bénédiction, aura mystérieuse et divine qui protège le souverain
Bey’a. Terme générique traditionnellement utilisé pour parler d’allégeance
Hiba. Crainte révérencieuse envers le Commandeur des croyants, représentant de Dieu sur terre.
Hafl el walae. Cérémonie d’allégeance où les notables souhaitent longue vie au souverain.
Ijmaâ. Consensus de la communauté des croyants, notion souvent utilisée pour insister sur la dimension contractuelle de la bey’a.
Mechouar. Enceinte du palais royal où se déroulent les cérémonies officielles, en particulier celle de “tajdid al walae”, lors de la Fête du trône.
Moubay’. Personne qui fait allégeance.
Moubaya’a. allégeance mutuelle et réciproque dans le sens d’un contrat ou d’un pacte
Tajdid el walae. Renouvellement de l’allégeance, notamment en ce qui concerne la période contemporaine, à l’occasion de la Fête du trône.
Walae. Allégeance au sens “soumission”, avec une nette dimension de servitude pour les soumis.
Verbatim. Que disent les textes ?
L’objectif premier du serment d’allégeance est de (re)légitimer le pouvoir royal, particulièrement au moment de la succession. Outre les deux bey’a écrites de 1979 et 1999, la Constitution de 1996 (et notamment son article 19) parachève “l’arsenal légal de l’absolutisme” royal. Extraits.• Bey’a de 1979“Louange à Dieu qui a fait du califat l’expression suprême du pouvoir [...] Le Prophète avait dit : “Ne foulez pas une terre qui vous paraît sans autorité, car celui qui incarne l’autorité est comme l’ombre de Dieu et du Prophète sur terre”. [...] Le Prophète avait dit également : “Celui qui est décédé sans allégeance est mort comme ceux qui ont vécu pendant la Jahiliya”. [...] Dans un [...] hadith, le Prophète précise que le sultan est l’ombre de Dieu sur terre, celui qui lui circonvient est un égaré et celui qui emprunte sa voie est sur le droit chemin. [...] Nous chorfas, oulémas, notabilités, hommes et femmes, jeunes et vieux, avons décidé à l’unanimité de renouveler à Amir Al Mouminine, défenseur de la foi et de la nation, SM le roi Hassan II, le serment d’allégeance comme l’avaient fait nos pères et ancêtres aux souverains alaouites. [...] Notre serment d’allégeance est conforme à celui prêté par les compagnons au Prophète Sidna Mohamed sous l’arbre de Ridouane. Aussi avons-nous pris un engagement de loyalisme à son autorité et avons juré de lui être fidèles et de suivre à tout moment et en toutes circonstances ses conseils”.• Bey’a de 1999“Louange à Dieu qui a fait de la grande imama une source de quiétude, de bienfaits et de miséricorde pour la Oumma, de l’allégeance un pacte et de l’obéissance aux détenteurs de l’autorité, un engagement et une entente. Dieu a dit : ceux qui te prêtent un serment d’allégeance ne font que prêter serment à Dieu. La main de Dieu est posée sur leurs mains. Quiconque est parjure, est parjure à son propre détriment. Dieu apportera une récompense sans limites à celui qui est fidèle à l’engagement pris envers lui. (…) Puisque l’allégeance qui procède de la Charia est un lien sacré entre les croyants et leur émir qui consolide les rapports entre les musulmans et leur imam (…), leurs Altesses les princes, les oulémas de la nation et ses conseillers, les chefs des partis politiques et les officiers supérieurs de l’état-major général des Forces armées royales (…) présentent leur allégeance légale au successeur et héritier, Sa Majesté Amir Al Mouminine, Sidi Mohammed Ben Al Hassan Ben Mohammed Ben Youssef Ben Al Hassan (…). Ils réitèrent leur engagement pour le respect du devoir d’obéissance, de fidélité et de dévouement qui découlent de la bey’a, dans le bonheur et l’adversité, obéissant ainsi à Dieu et se conformant à la Sunna de son Prophète…”• Constitution de 1996Article 19. Le Roi, Amir Al Mouminine. Représentant Suprême de la Nation, Symbole de son unité, Garant de la pérennité et de la continuité de l'Etat, veille au respect de l'Islam et de la Constitution. Il est le protecteur des droits et libertés des citoyens, groupes sociaux et collectivités. Il garantit l'indépendance de la Nation et l'intégrité territoriale du Royaume dans ses frontières authentiques.Article 20. La Couronne du Maroc et ses droits constitutionnels sont héréditaires et se transmettent de père en fils aux descendants mâles en ligne directe et par ordre de primogéniture de Sa Majesté le Roi Hassan II, à moins que le Roi ne désigne, de son vivant, un successeur parmi ses fils, autre que son fils aîné. Lorsqu'il n'y a pas de descendants mâles en ligne directe, la succession au Trône est dévolue à la ligne collatérale mâle la plus proche et dans les mêmes conditions.
Plus loin. Sujets ou citoyens ?
0n attendait de Mohammed VI, dont on connaissait le tropisme progressiste, qu’il assume le dépoussiérage des vieilleries léguées par son père. On croyait son trône suffisamment solide pour qu’il accepte de partager un pouvoir qui semblait lui répugner. Au lieu de cela, sans se départir de son image de roi libéral, il a laissé se réinstaller les vieux réflexes de cour. Et, aujourd’hui, la bey’a représente sans aucun doute le paroxysme du difficile jeu d’équilibriste dans lequel s’épuise la monarchie : alors que, ce 30 juillet, toutes les “élites représentatives” du royaume courberont une fois de plus l’échine devant l’auguste parasol rouge, le régime, par le biais de son champion Fouad Ali El Himma, continue de vendre l’image marketing d’une “monarchie citoyenne”. Veut-on des sujets ou des citoyens ? Entre la chèvre et le chou, il faudra choisir. Car le sempiternel grand écart de la monarchie entre légitimité religieuse du Commandeur des croyants et légitimité politique du chef de l’Etat ne fait qu’ajourner les choix véritables. Et c’est par ce non choix, qu’en off, beaucoup d’officiels justifient la politique des petits pas, le laborieux travail de fourmi auquel s’est attelé le “nouveau règne”, ses chantiers à la pelle et ses projets à foison. Le Maroc est en mal d’impulsion. Plus que de symboles d’un autre âge, il est en mal de vision. Que le Commandeur des croyants renonce progressivement à son immense pouvoir temporel, et la monarchie en sortira renforcée. Le roi restera le roi et les Marocains seront ses citoyens. Car seul un jeu politique démocratique et amarré au droit positif occidental est à même de légitimer pour des siècles une dynastie alaouite qui n’aurait plus peur de la saine émulation partisane. Même la bey’a échoue à pacifier et institutionnaliser les successions royales et ne fait souvent qu’entériner un rapport de forces. En effet, et l’histoire marocaine le montre, il n’y a qu’un pas du sujet à l’esclave, comme il n’y a souvent qu’une étincelle entre la soumission et la révolte. A part ça, vive le roi !

N° 333: Sex in the medina

Sex in the medina
Par Karim Boukhari
Dernières techniques de drague, quête de l’orgasme féminin, émergence du “je” sexuel… Enquête sur les nouvelles tendances au Maroc.
Elle : “Alors, tabite où ?”. Lui : “Tu veux dire ma…”. Elle : “Non, je veux dire tu habites où : chitoi ou chimom ?”. Lui : “Chimoi, alors ça te tente ?”. Elle : “Ça dépend… t’as une copine, t’as un PCR en ce moment ?”. Lui : “Une copine, oui, non, mmm… mais un PCR ché pas, c’est quoi ?”. Elle : “Un plan Q régulier, on dit PCO pour un plan Q occasionnel. Le Q remplace le C.
Je te fais un dessin ?”. Lui : “Non, une pipe plutôt”. Elle : “Déjà ?”. Lui : “Ok, ok, tu veux bien être mon PCO, là, tout de suite, pour commencer ?”. Elle : “Ça dépend, pour le moment je caste un PCR, mais il va échouer aux tests d’admission car il ma présenté tout son groupe d’amis. Il ne m’aura pas de sitôt”…Elle et lui ont “échangé” comme ça, sur le Net. Ils ne s’étaient jamais vus et, deux heures auparavant, chacun ignorait jusqu’à l’existence de l’autre. Cela s’appelle le chat. De trois à cinq heures du matin, le parfait plaisir solitaire, virtuel, un peu anonyme. Les deux insomniaques se sont livrés comme sur le divan d’un psy. Des mots pour dire le sexe, peut-être bien une certaine idée de l’amour, s’y préparer, partager des sensations, en procurer l’un à l’autre. Et aller se coucher comme des bébés. Parce qu’ils ne l’ont pas fait ! Pour lui, c’est partie remise. Pour elle aussi, c’est ce qu’elle dit. Ou alors c’est un jeu, plus adulte qu’une Playstation ou une partie de poker. Plus frustrant aussi. Cela dépend des jours, des nuits, des opportunités qui peuvent bien se présenter, demain, un jour, à elle, à lui.Il en va ainsi de la vie sexuelle d’un homme de 30 ans, d’une femme du même âge, peut-être plus jeune. Sur le Net, on aborde la “chose”, on plonge littéralement dans son intimité sexuelle, sans décliner sa carte d’identité nationale. Pas besoin d’avoir l’âge de ses artères, juste celui de son PC, l’imagination comblera le reste. Aucune barrière, pas de limite, on se dévoile via le sexe, des histoires de sexe. Et le sexe, on aura toujours le moyen de le vérifier auprès du psy le plus proche, c’est aussi la tête, c’est les mots.
On en parle, on y pense
“Il n’y a pas de santé sans santé sexuelle”, nous rappelle le Professeur Driss Moussaoui, directeur du Centre psychiatrique universitaire (CPU) à Casablanca. L’équation sexuelle peut parfaitement trouver son équilibre dans le virtuel. “Je chatte, je me masturbe” est un leitmotiv bien connu des internautes. Un truc tendance. Ça peut finir au lit, ou plus, si affinités. Souvent, ça nourrit juste l’imagination de son homme. “Mais tout se passe dans la tête, tout est à la base virtuel. Avant Internet, il y avait les films, les bouquins. Un chat sexuel, c’est un peu l’équivalent d’une lecture de Cheikh Nefzaoui (auteur du fameux “Jardin parfumé”), pour la jeune génération”, soutient un psychologue à Casablanca, qui n’a pas souhaité décliner son identité.Amina, 34 ans, informaticienne, appartient au genre BCBG. C’est une affranchie. Elle lit, elle plane, elle est en quête effrénée de l’homme idéal. Amina cherche un homme, “un mari ou un homme”, comme elle explique pour montrer sa détermination. Ses épanchements intimes, elle les confesse au sexologue. “Je désespère de trouver mon homme. Mais je vis. Je surfe sur Internet, je vais dans les forums, les chats. J’établis mes fiches et je sélectionne les hommes avec lesquels je souhaite aller plus loin. Sur dix sélectionnés, je peux en tester deux et aller jusqu’à coucher avec eux. Et je raconte tout cela à mon sexo”.En 2008, le sexe bascule dans les réflexes de consommation. On travaille, on respire, on consomme tout, le sexe compris. Même si, comme le relativise le sociologue Jamal Khalil, “ce n’est pas tant la pratique sexuelle que le réflexe d’en parler qui a progressé”. Les Marocains ne sont pas subitement devenus de chauds lapins, des libertins new age. Ils le font, un peu comme avant, un peu plus, un peu mieux. Et ils en parlent.Le sexe, on l’a dit, c’est les mots. La drague dans la rue, au travail, les commentaires enflammés des exploits de la veille. Hakim, Casablancais de 28 ans, admet qu’un cercle de trois amis est pratiquement au courant de ses aventures sexuelles au détail près. “Je leur dis tout, parce qu’ils me demandent tout. Les positions, les gâteries, même les pannes et les ratages”. Hakim n’appartient pourtant pas au parfait moule du Marocain moyen, comme nous le confirme le sexologue Aboubakr Harakat, installé à Casablanca. “En fait, ce sont surtout les femmes qui disent tout. Elles dévoilent leur intimité et livrent toutes sortes de détails sur leurs partenaires. Les hommes ont tendance à avoir la mémoire sélective, ils effacent des pans entiers de leurs souvenirs, ils arrondissent les angles et refoulent davantage”.
On le consomme, on en redemande
Virée dans une boîte in qui pointe au milieu de la corniche casablancaise. Sur la piste, beaucoup parmi les corps qui se déhanchent ont une chance, parfois juste le rêve, de finir la nuit ensemble. “Il n’y a aucun regard moralisateur à porter sur le phénomène. Chaque fois qu’un homme et une femme se retrouvent dans une situation de proximité, il se produit un réflexe de rapprochement, d’attirance, entre les deux. Même quand c’est purement mental. C’est hormonal, c’est naturel. Il n’y a aucune posture sexiste là-dedans”, commente Aboubakr Harakat. Le sexe, dans les vapeurs d’une boîte de nuit, n’est pas seulement un cliché. On sort pour s’amuser. Et s’exposer. “Quand je sors, il m’arrive d’aligner quelques lignes de coke, parfois même un cachet d’Ecsta. Quand, au bout, il y a le sexe, le plaisir est décuplé”, souligne cette fêtarde de 30 ans.Le sexe tendance conso est, aujourd’hui, un phénomène purement urbain, citadin, qui se conjugue au féminin comme au masculin. “C’est une question de pouvoir et d’indépendance financière”, résume Jamal Khalil. “Et de logistique” enchaîne, plus terre-à-terre, Aboubakr Harakat.Rachid, semsar à Casablanca, peut en dire autant. Il est aussi psychologue dans son genre, plutôt fin. Son GSM n’arrête pas de sonner et il voit défiler, tous les jours, femmes et hommes au bord de la crise de nerfs. Certains cherchent l’appartement de leur vie, d’autres juste un espace intime, sécurisé, pour une nuit à deux. “Quand un client me demande un appartement pour la nuit, sans être regardant sur le prix, je sais qu’il y a une chance sur deux que l’enjeu soit purement sexuel. Ce n’est pas de la prostitution et, de toutes les façons, ça regarde les clients, et les propriétaires des maisons. Ce n’est pas mon affaire”. La nuit peut coûter entre 400 et 2000 dirhams, selon le standing et l’offre du marché. La demande est toujours individuelle, elle peut émaner d’une femme ou d’un homme, invariablement. Les pièces d’identité ne sont pas forcément obligatoires, loin de là. C’est discret, ça rend service et ça se termine généralement bien. Ou alors mal, comme les histoires d’amour. “Il arrive que des voisins se plaignent, que la police intervienne. Ces cas sont rares car, pour en arriver là, il faut qu’il y ait de l’excès, de l’abus : un scandale, du tapage, etc.”, nuance Rachid.Un détail : Rachid fait de bonnes affaires avec ces clients d’un genre particulier, qui habitent parfois à quelques centaines de mètres de l’appartement qu’ils louent pour la nuit. “Ce sont parfois des gens mariés, souvent mûrs. Ou alors des célibataires qui logent encore chez leurs parents, mais qui ont les moyens de se payer l’appart. Tous ces gens ont les moyens d’aller à l’hôtel, ils l’évitent pour ne pas être refoulés sous prétexte qu’ils ne sont pas mariés”.
Le syndrome du “pritch”
Salim, 40 ans, est un pur produit du moule célibataire endurci. Sa devise : “Les filles, je les aime toutes. Mais pas autant que ma mère !”. Donc seul. Salim dispose de cinq exemplaires de la clé de son appartement. “Mais elles ne sont pas toutes chez moi. J’en garde deux pour moi, deux sont chez des copains, la cinquième il faut la chercher chez ma mère !”. On l’a compris, le quadra est du style à rendre service aux petits copains. Un ami, une amie, pressé(e) d’en découdre avec un partenaire, entre midi et deux ou le temps de la pause-café au milieu de l’après-midi. Le syndrome du “pritch”. “Parfois, je fais remarquer à mes amis, en plaisantant, que je pourrais monnayer mes services. C’est une menace que je ne mets jamais à exécution. Mais il m’arrive de récupérer un fond de bouteille, de la charcuterie, ou un paquet de préservatifs parfumés à la vanille, après le passage de l’un de mes amis” explique, un brin cynique, notre interlocuteur.Amal, 27 ans, est le pendant féminin de Salim. Elle vit en coloc’ avec un ami, et il lui arrive de confier son demi-appart à l’une de ses connaissances, fille ou garçon. “Les filles aussi prennent les devants. Elles connaissent parfaitement le syndrome du pritch”, explique-t-elle avec cet air entendu des jeunes gens très up to date sur les mœurs de leur époque. Parce que les filles aussi. Elles savent tout, font tout, exactement comme les hommes. “C’est même la principale évolution dans les nouvelles attitudes adoptées face au sexe. Les filles osent, s’affranchissent… et vont jusqu’à draguer dans la rue, à leur manière bien sûr”, commente Aboubakr Harakat, qui lie l’émancipation de la douce moitié du pays tant aux progrès de la Moudawana qu’au développement des nouvelles technologies et à l’amélioration du pouvoir d’achat.“Classiquement, les hommes sont plus dans l’aventure, donc le sexe, et les femmes dans la construction, donc l’affectif”, résume ce psychologue à Casablanca. Les hommes consomment, les femmes aiment. Un peu classique, limite ronflant. Mais la bataille de l’amour et du sexe s’équilibre, la tendance est au nivellement de part et d’autre. “Les hommes aiment plus, les femmes consomment plus, les deux berges se rapprochent”, conclut notre source.
L’orgasme, ce Graal
Aboubakr Harakat tient depuis 20 ans un cabinet de sexologie niché dans l’un des meilleurs quartiers de Casablanca. Au début, 90% de sa clientèle étaient des hommes. Aujourd’hui, c’est du fifty-fifty avec même un léger avantage aux femmes. Les motifs de consultation sont, bien entendu, nettement contrastés selon les sexes. Globalement, les hommes consultent d’abord pour des problèmes d’éjaculation, qui ont détrôné les pannes liées à l’érection, longtemps obsession numéro 1 du mâle moyen. Les femmes, elles, consultent prioritairement pour des questions liées au vaginisme, à un degré moindre aux troubles du plaisir et du désir, communément désignés par le générique anorgasmie. “Dans les deux cas, chez les hommes et plus encore chez les femmes, il se produit un important saut qualitatif. Un palier a été franchi. On est passé de l’érection vers quelque chose d’autre, le plaisir, le désir, le raffinement, etc.”, explique le sexologue.Fait exceptionnel, nouveau, les clientes sont parfois des mères de famille, qui viennent consulter pour leurs enfants, généralement adolescents. Des phrases comme “Docteur, mon enfant a une panne sexuelle” ou “Mon fils a un zizi trop petit” pouvaient prêter à sourire, peut-être bien heurter les âmes sensibles. Aujourd’hui, elles correspondent à une réalité de tous les jours. On les dit parce qu’il le faut bien. Evacuer, tout dire, oser, c’est un peu cela le leitmotiv d’un certain Maroc, urbain, affranchi, de 2008.Et le sexe, dans tout cela ? La réponse ne devrait guère s’écarter de la ligne “On fait comme on peut”. On s’arrange, on deale. Comme ce haut cadre financier, mal marié, qui rattrape le temps perdu en composant régulièrement l’un des innombrables numéros du téléphone rose. “Je suis devenu addict”, confie-t-il à son thérapeute. Une manière de demander, en sous-ligne : “Est-ce normal ? Est-ce qu’il est possible de basculer dans autre chose ? Est-ce que je peux connaître l’amour, le pratiquer, jouir ?”.
Le saut qualitatif
Marocains, Marocaines, le sexe vous intéresse. Il vous importe au point que vous êtes en quête réelle, assumée, de plus en plus affichée, de qualité. “C’est tout à fait cela”, renchérit Aboubakr Harakat qui met toutes ces interrogations nouvelles (taille du pénis, durée de l’orgasme, positions sexuelles, et autres subtilités de la vie intime) sur le compte d’un glissement progressif vers la qualité. L’érection n’est plus le seul mythe qui vaille. “Chercher la qualité, c’est d’abord penser à soi, à l’individu qui sommeille en chacun de nous, et c’est aussi penser à l’autre, à son plaisir et à son degré de confort. En bref, la qualité c’est se faire plaisir et se donner toutes les chances de garder l’autre”, résume ce sociologue qui a requis l’anonymat. Le psy, le sexo et le socio sont d’accord : la qualité, et l’impact de cette qualité, ne sont pas spécialement l’apanage des jeunes. La quête du Graal les concerne tous et toutes, de 20 à 80 ans. Oui, oui, même nos grands-pères. Un psychiatre raconte : “Une fois, j’ai reçu un octogénaire venu consulter, affirmait-il, pour ses problèmes avec sa femme, toute nouvelle, de 30 ans. On pouvait croire qu’il était impuissant. En fait, non. Il s’inquiétait de ne pas honorer sa jeune femme plusieurs fois par jour. Il craignait qu’elle ne soit tentée d’aller, selon son expression, combler le retard ailleurs, auprès de partenaires plus vigoureux”.Au-delà de toute pudeur, donc. Le sexe, même sous son jour le plus conso, est l’affaire de tous. On dit aussi qu’il vaut mieux être vigoureux, pas pauvre, et habiter dans un grand centre urbain pour être tout à fait dans le coup. Un cliché ? Oui et non, cela dépend. “Bien sûr que l’on méconnaît généralement la sexualité du pauvre, de l’homme de la campagne, de ceux qui ne savent ni lire ni écrire. Mais ils y sont aussi. Ils dealent à leur manière, c’est tout”, explique Jamal Khalil.
Pas plus d’une boussa !
Hakima est une jeune femme de 33 ans. Mariée, trois gosses. Pour elle, tous les jours de la semaine se ressemblent. Sauf le lundi, parfois le mercredi. “Je ne parle pas du dimanche, que je dédie exclusivement à ma famille”. Lundi, ou mercredi, Hakima rend visite à un ami, son amant. Un célibataire qu’elle avoue aimer secrètement, depuis des années. “Je sais que c’est haram, que cela ne se fait pas. Je sais que cela se fait, pourtant. Moi, je le fais parce que j’ai l’impression de rattraper le temps perdu. Je revis. C’est vital”, confie la jeune femme. Ce n’est pas une question d’oxygène, de vie ou de mort, juste de confort personnel. Débauche ? Plutôt transgression. Et puis, c’est bien connu, on ne vit qu’une fois et il vaut mieux que ce soit la bonne. “Le sentiment de culpabilité a toujours été lié à l’acte sexuel, parfois à la seule pensée sexuelle. Mais il serait réducteur de croire que le sexe dope le célibat, l’infidélité conjugale, la décomposition de la cellule familiale, l’anarchie sociale, etc.”, explique un psy.La caravane passe, les chiens aboient. Ou alors : la “boule” sexuelle avance, les réflexes culturels pas forcément. Ce que traduit, à sa façon, Aboubakr Harakat. “Ce qui est resté figé, c’est surtout la perception, l’acceptation de la sexualité chez les jeunes, les femmes surtout”. On le fait, mais on ne le dit pas. On le fait, mais cela ne se sait pas. C’est comme si on ne le faisait pas ! “Aujourd’hui, une mère de famille moyenne peut accepter que sa fille ait un petit copain, elle peut même lui être présentée sans problème. Mais la maman a tendance à idéaliser la relation entre les deux jeunes, à lui conférer une pureté et une innocence tout à fait irréelles, en un mot à adopter la politique de l’autruche”, poursuit notre source.Karima, justement, une jeune fille bien sous tous rapports, papa laïc et maman à la maison. Elle raconte : “Je ne comprends pas le double discours de mes parents. Maman tolère que j’aie des petits copains, mais elle n’arrête pas de me répéter, avant et après : surtout, pas plus d’une boussa ! Elle est bien la seule à le croire”. Rideau.
Sex, love, etc.Les Marocains (presque) champions du monde
“Les Marocains, comme l’ensemble des Méditerranéens, sont généralement plus portés sur le sexe, au détriment de l’amour”, nous résume ce psychologue à Casablanca. Mmmm… Les statistiques de Google Trends semblent plutôt contredire cette vérité un peu “rapide”. Le premier moteur de recherche dans le monde nous apprend que les Marocains trônent au sommet du top ten des “clickeurs” du mot Amour sur Internet. Les clicks les plus nombreux sont enregistrés, successivement, à Rabat et Casablanca. Il est intéressant de noter, par ailleurs, que les deux autres pays qui complètent le podium sont nos voisins arabo-musulmans : dans l’ordre, Tunisie, Algérie. Rayon sexe, par contre, les Marocains sont “seulement” troisièmes du hit-parade mondial, derrière l’Algérie et la France. Les Etats-Unis ne sont que neuvièmes. Dernière singularité marocaine : les vocables Amour et Sexe ne sont pas forcément clickés dans les mêmes langues : l’amour est d’abord recherché en français et en arabe, le sexe en français et en anglais.
Virginité. Dans deux générations, si tout va bien
“On s’en fout, ce n’est qu’un morceau de tissu maculé de sang, c’est une prison dont on est sortis depuis longtemps, etc.”. La virginité ne fait plus recette dans les milieux généralement portés sur la consommation, en gros les citadins plutôt affranchis, financièrement indépendants. Fils à papa, diront les uns. Jeunes gens de leur temps, répondront les autres. Mais tout n’est pas si simple. “Il est clair qu’un verrou, un frein, a sauté. La virginité, qui était l’affaire de toute la communauté, a rejoint le cercle très fermé du couple. C’est une question qui se règle entre conjoints, ou partenaires, loin de la traditionnelle enquête familiale”, explique le sociologue Jamal Khalil. Il y a bien un Mais dans l’affaire. Le frein est levé, mais le pied n’est pas tout à fait sur l’accélérateur. Le sexologue Aboubakr Harakat, qui a beaucoup travaillé sur le sujet, dresse le constat : “Le réflexe Andak H’di Min R’jal (Attention aux hommes) est toujours intégré à l’éducation que l’on offre à nos enfants. Il n’est jamais clairement explicité. C’est un héritage de l’ère où la virginité était consacrée tabou national. Malgré les ouvertures opérées au fil du temps, il faudrait au moins attendre deux générations avant de désintégrer la virginité des réflexes du Marocain moyen”. Pessimiste ? Un psychiatre à Casablanca se rappelle, par exemple, d’une enquête de terrain effectuée dans la région de Kelaât Sraghna, qui a conclu que “80% des femmes étaient mariées avant leurs premières règles”. C’était en 1965. “Quand on voit d’où on vient, en si peu de temps, on mesure le chemin parcouru. C’est valable aussi pour l’impact social clairement déclinant de la virginité”, conclut notre source. Amen.
Plus loin. Le “Je” sexuel
Parce que c’est de cela qu’il s’agit. L’ambition de ce dossier est de traquer un air du temps, à renifler comme un doux parfum. Le sexe, c’est une affirmation du Je, du Moi. L’individu fait loi. Les Marocains, comme nous l’ont affirmé tous les spécialistes consultés, ne sont raisonnablement pas dans la frénésie sexuelle. Ils ne sont ni débauchés, ni aliénés mentaux. Il y a juste qu’ils jouissent d’une plus grande liberté sexuelle. Et qu’ils sont décidés à en arracher plus. Le phénomène est intéressant. Parce qu’il nous met en face de nos contradictions. La liberté angoisse, elle met tout de suite en opposition l’individu et la collectivité. Elle peut, et c’est évidemment déjà le cas, provoquer le rejet de la bonne société des moeurs, radicaliser les gardiens du temple. Ce n’est pas cela qui freinera la conquête des espaces de liberté. Le sexe, heureusement, est une “valeur” universelle. Quand un citoyen du monde, à Tokyo, Ryad ou Casablanca, va mal, deux de ses compartiments au moins marquent le pas comme par enchantement : le sommeil et la sexualité. On dort moins bien, on n’est pas bien. Que faire alors ? Les psys, les socios, les sexos, le défendent depuis les grandes théories freudiennes : il faut oser. Et d’abord en parler. En face des spécialistes, monsieur et madame tout le monde aussi ont compris. La douce moitié du pays s’interroge sur le désir, le plaisir. Une maman peut consulter pour (le zizi de) son fils, l’hyperactivité sexuelle de sa fille. C’est nouveau. Une mariée peut amener son beau conjoint à consulter “parce ce n’est pas ça”. La sexualité, comme dirait un grand psychiatre marocain, c’est de l’ordre de la santé mentale. Il suffit d’un grain de poussière pour que tout s’enraye. Toute la chaîne, tout ce qui fait l’individu. Regardons bien le Je sexuel : il est narcissique, hédoniste, individualiste. Mais pas seulement : il relie le Moi à l’universel. Le réprimer, c’est se résoudre à ne rien comprendre à ce que l’on est. Lourde, lourde condamnation, les enfants.
Karim Boukhari