Révélations. Le choc hassan ii-Kadhafi
Karim boukhari
Ennemis jurés, fascinés l’un par l’autre, les deux “stars” du monde arabe ont tout tenté : les complots, les intrigues, les rapprochements. TelQuel vous dévoile les secrets d’une rivalité historique.Quand Mohammed VI a décidé, en janvier 2001, de se rendre en Libye, il venait de briser un tabou vieux de douze ans. Depuis 1989, jamais le roi du Maroc ne s’est rendu au pays de Kadhafi. Pourquoi ? Parce que l’histoire des deux pays a été marquée par la longue, longue, et si particulière “amitié” qui a lié le père de Mohammed VI et le frère colonel, guide suprême de la Jamahiriya libyenne.
Ennemis jurés, fascinés l’un par l’autre, les deux “stars” du monde arabe ont tout tenté : les complots, les intrigues, les rapprochements. TelQuel vous dévoile les secrets d’une rivalité historique.Quand Mohammed VI a décidé, en janvier 2001, de se rendre en Libye, il venait de briser un tabou vieux de douze ans. Depuis 1989, jamais le roi du Maroc ne s’est rendu au pays de Kadhafi. Pourquoi ? Parce que l’histoire des deux pays a été marquée par la longue, longue, et si particulière “amitié” qui a lié le père de Mohammed VI et le frère colonel, guide suprême de la Jamahiriya libyenne.
69, année fatidique
La première rencontre entre Hassan II et Kadhafi a lieu en décembre 1969. Nous sommes à Rabat, qui abrite alors le sommet arabe. Une réunion de crise, le monde arabe étant en émoi après l’incendie de la mosquée Al Aqsa, à Al Qods. Hassan II, 40 ans, est un roi sûr de lui. Kadhafi, 27 ans à peine, est encore auréolé du coup d’Etat qui lui a permis de renverser la monarchie libyenne en septembre 1969. Le roi et le colonel, qui s’évitent soigneusement, jouent au chat et à la souris. Dans un contexte de guerre froide divisant le monde en deux blocs (l’est, voué à l’URSS, l’ouest tourné vers l’Amérique), Hassan II incarne une monarchie à la solde de l’Oncle Sam, alors que Kadhafi et sa Jamahiriya arborent fièrement le label révolutionnaire. Un véritable choc des cultures. “Nous nous sommes juste serré la main, mais dès le premier jour les choses ont grincé et j’ai pu observer à quel point Kadhafi était incontrôlable et inexpérimenté. Lors de la lecture des résolutions par exemple, il suffisait que je propose de remplacer un mot par un autre, qui me paraissait plus approprié pour qu’immédiatement il s’y oppose. Ce fut une véritable guerre ouverte pendant les trois jours de la conférence”, raconte Hassan II dans le livre d’entretiens réalisé avec Eric Laurent (Mémoire d’un Roi, édition Plon, 1993). Le sommet arabe de ce décembre 1969, qui a pour théâtre l’hôtel Hilton de Rabat, se déroule dans une atmosphère irréelle, proche du western, avec menaces, injures… et usage de pistolets.Talha Jibril, qui a édité récemment un livre dédié aux rapports Hassan II – Kadhafi (“Al Malik Wal Akid”, littéralement “le roi et le colonel”), raconte : “Le Raïss d’Egypte, Jamal Abdennasser, a demandé aux pétromonarchies du Golfe de soutenir son pays dans son effort de guerre contre Israël. Kadhafi a défendu la proposition avec beaucoup de zèle, épinglant au passage ce qu’il a appelé les Etats rétrogrades (ndlr : Kadhafi vise les monarchies arabes). Emporté par son élan, il est allé jusqu’à dégainer l’arme à feu qu’il portait à la ceinture. Le roi Fayçal d’Arabie Saoudite s’est alors retiré de la séance, protestant contre ce qu’il a appelé le langage des pistolets !”. Il a fallu que Hassan II et Nasser usent de toute leur diplomatie pour ramener le calme à une séance qui aurait pu se terminer par un règlement de comptes, colts à portée de la main, entre chefs d’Etat. Mais il était écrit qu’on n’en resterait pas là… Deux faits allaient façonner à jamais la relation Hassan II – Kadhafi. Nous sommes toujours au sommet arabe de Rabat, Talha Jibril raconte : “Kadhafi, en croisant le général Mohamed Oufkir, a refusé de le saluer, demandant à ce que ce dernier quitte immédiatement la salle de conférence. Il lui a crié : Je refuse de saluer l’assassin de Mehdi Ben Barka !”. C’était le premier accrochage, certes par ricochet, avec Hassan II. Le deuxième, d’ordre plus général, chronique : le colonel s’adresse au roi en l’appelant simplement “Hassan II”. Comme si le titre de roi était un vocable banni chez le guide de la révolution. “Pour Kadhafi, toute personne installée sur un trône était obligatoirement un traître”, résume Hassan II au journaliste Eric Laurent.
Je t’aime, moi non plus
Longtemps chef du bureau d’Acharq Al Awsat à Rabat, Talha Jibril s’est plusieurs fois entretenu, en tête-à-tête, avec Hassan II et Kadhafi. Joint à Washington, où il dirige le bureau américain du grand quotidien arabophone, il nous explique par l’anecdote la nature des rapports entre deux chefs d’Etat passés maîtres dans l’art de décontenancer leur auditoire : “Quand il évoquait Kadhafi, Hassan II se plaisait à employer la formule : Fakhamat Al Akid Allah Yahdih (littéralement Son Excellence le colonel, Dieu le remette sur le droit chemin). Pour sa part, Kadhafi disait toujours, à propos de Hassan II : Al Hassan. Parfois il employait le vocable Malik Al Maghrib (le roi du Maroc), sans plus”.Les deux chefs d’Etat, qui représentent deux produits différents au possible, aiment à se titiller, à se faire mal. Quand, bien avant la création du Polisario, Hassan II refuse de recevoir une délégation de jeunes Sahraouis emmenés par le Che Guevara du désert, un certain El Ouali Mustapha Sayed, les hommes bleus se retournent vers Kadhafi qui les accueille à bras ouverts. Le roi renverra la politesse à son “ami” le colonel en attisant, à sa manière, l’ardeur des opposants libyens, terrés au Tchad, ensuite rapatriés et entraînés, dans le secret, à l’intérieur du territoire marocain. “Kadhafi a soutenu le coup d’Etat de Skhirat en 1971, Hassan II a soutenu en retour l’opposition libyenne”, résume le journaliste d’origine soudanaise. Du coup pour coup. En 1972, par exemple, et alors que Hassan II vient, par miracle, de réchapper à un nouveau coup d’Etat, Kadhafi oublie qu’il avait refusé de saluer Oufkir et laisse la radio libyenne diffuser la nouvelle de l’attentat manqué contre le Boeing royal en insistant sur “la bravoure et l’héroïsme du général Oufkir”.En 1975 pourtant, et au plus fort de la tension au Sahara, des tractions souterraines amènent, ô surprise, le roi et le colonel à (re)prendre langue. Le Maroc et la Libye rétablissent leurs relations diplomatiques. Finies la méfiance, la menace, et la complotite aiguë que nourrissaient Hassan II et Kadhafi l’un envers l’autre ? Pas vraiment. Dans Mémoire d’un roi, Hassan II qualifie Kadhafi de “tout à fait imprévisible et incontestablement incontrôlable, jusqu’au début des années 1980 il s’est montré assez inquiétant”. Le roi met clairement la création du front Polisario sur le compte du colonel. A la question de savoir combien de fois Kadhafi a tenté de le renverser, Hassan II répond, avec une bonne note de cynisme et d’autodérision : “Directement ou indirectement, je n’en sais rien. Assez souvent, quand même. Cela dit, de mon côté les tentatives (de renverser Kadhafi) n’ont peut-être pas été aussi fréquentes, mais enfin…”
La Marche Verte, mon frère
A cynique, cynique et demi. Quand Hassan II proclame la Marche Verte, pour récupérer le Sahara et tenter d’en finir avec le tout jeune Polisario, Kadhafi riposte par une boutade : un télégramme pour s’auto-inviter à ladite Marche, programmée pour le 6 novembre 1975. “Alors que je mettais la dernière main aux préparatifs de la Marche, Kadhafi m’a envoyé un télégramme officiel où il me déclarait : en tant que révolutionnaire, je suis à mille pour cent avec vous, je veux venir à la tête d’une délégation libyenne et affronter nos ennemis communs, les colonisateurs”, nous raconte Hassan II dans Mémoire d’un roi. Il va de soi que le roi n’a jamais répondu à l’étonnant télégramme du colonel. Ce n’est que neuf ans plus tard que Hassan II a cru bon d’expliquer le refus à son ami libyen, avec son cynisme habituel : “Ecoutez, mon cher ami, je vais vous poser une question et je vous demande de me répondre très franchement : quand j’ai donné l’ordre aux 350 000 marcheurs de faire demi-tour, auriez-vous obéi ? Kadhafi m’a tout de suite répliqué : non, je ne serais pas rentré. Je lui ai alors dit : il valait mieux que vous ne participiez pas à la Marche Verte, vous me voyez vous mettant entre deux gendarmes pour vous ramener à la frontière ?” .L’échange d’amabilités entre les deux stars de la politique arabe s’est maintenu dur comme fer, même par émissaires interposés. Abdelhadi Boutaleb, ancien conseiller personnel de Hassan II, rapidement désigné expert ès affaires libyennes, en sait quelque chose. Dans Le roi et le colonel, Talha Jibril rapporte cette surprenante anecdote avec pour héros (malgré lui) l’infortuné Boutaleb : “Ambassadeur du Maroc, Abdelhadi Boutaleb avait entamé une tournée arabe qui l’a emmené à Tripoli. Kadhafi lui a donné rendez-vous peu avant l’appel à la prière d’Al Maghrib. Pendant l’entretien, et à l’appel du muezzin, Kadhafi n’a pas cessé de répéter, pendant que Boutaleb observait le silence : Allah Akbar, Allah Akbar… Plus tard, et alors que Boutaleb essayait d’expliquer la position du Maroc sur le Sahara, Kadhafi est intervenu pour dire : pourquoi ne pas réfléchir… à unir le Maroc, la Libye et le Sahara, pour résoudre tout le problème ?”. Etonnante résolution. La suite met encore plus le conseiller royal dans l’embarras : “Boutaleb a évité tout commentaire, il savait que l’union ne pouvait être ainsi improvisée, et il était conscient de la fibre panarabe de Kadhafi. Alors, quand le muezzin s’est tu, Kadhafi lui a demandé : est-ce que, au Maroc, on dit la même chose qu’en Libye, à savoir que lorsque quelqu’un parle pendant l’appel du muezzin, ses paroles sont vraies et elles se réalisent ?”. C’était une manière, bien unilatérale, d’entériner une improbable (et jamais réalisée) union Maroc – Libye – Sahara !
Bain de foule, bain de mousse
En 1981, et après une énième rupture, Rabat et Tripoli ont renoué leurs relations diplomatiques. Il était temps. Le Maroc, embourbé dans la guerre du Sahara, avait besoin de “tamponner” le front libyen pour affaiblir le Polisario. La Libye, pour sa part, avait du mal à composer entre une opposition (en exil) toujours remuante et un front tchadien bien agité. Donc, Hassan II et Kadhafi redeviennent “amis”. Ce qui a produit, au passage, quelques dégâts collatéraux. Exemple des opposants libyens réfugiés au Maroc. Talha Jibril raconte : “Certains exilés libyens ont été forcés de quitter le Maroc…pour être rapatriés en Libye. Les passagers d’un vol régulier reliant Casablanca à Tripoli se souviennent de cet homme, opposant libyen, qui en était réduit à supplier les policiers marocains. Il embrassait leurs souliers pendant qu’ils le conduisaient à la salle d’embarquement de l’aéroport. Il en est venu à prendre les autres passagers à témoin, en criant : c’est la torture, c’est la mort, qui m’attendent”. Le malheureux a été quand même embarqué.Jusqu’en 1983, les deux pays “amis” ont entretenu un climat délétère de suspicion mutuelle. Aucun dérapage majeur n’est venu assombrir un climat déjà lourd. En 1983, donc, événement : Kadhafi se rend en visite officielle au Maroc, sa première en tant que chef d’Etat. À son arrivée à l’aéroport de rabat-Salé, Hassan II l’accueille… en tenue militaire. Comme pour marquer les limites de la nouvelle amitié qui lie les deux hommes. “Ils se sont contentés de se saluer en se serrant les mains, sans accolade, sans embrassade, ce qui est assez inhabituel dans ce genre de circonstances”, commente Talha Jibril. La visite du colonel, pompeusement qualifiée “d’amitié et de travail”, est ponctuée par plusieurs séances au sommet entre les deux chefs d’Etat. Le fidèle Abdelhadi Boutaleb, qui a si bien goûté à la sauce maroco-libyenne, assiste à l’une de ces rencontres. Talha Jibril nous rapporte son appréciation personnelle : “Kadhafi se considérait comme l’un des chefs d’Etat arabes les plus cultivés, et avec Hassan II il avait un bon client en face”. Secouez bien le cocktail et dégustez le résultat, un sommet d’art et de délicatesse : “Kadhafi a profité de sa visite pour demander à Hassan II de l’autoriser à s’adresser aux masses populaires, à Casablanca ou à Rabat, dans une grande place du centre-ville. Il lui a dit : je m’entends très bien avec les masses (Al-Jamahir), c’est quand je suis parmi les gens que se révèle ma vraie nature”, poursuit Boutaleb, cité par Jibril. Inquiet de la proposition de Kadhafi, décidé à lui dire non tout en lui donnant l’impression de dire oui, Hassan II improvise un chef d’œuvre de finesse : “S’adresser à la foule ne peut avoir qu’un impact ponctuel, ça s’éteint aussi vite que des bulles de savon. Je vous propose mieux : une rencontre avec les élites de la pensée, de la culture et de la politique, on pourrait faire cela à l’Académie royale, je vous ferai rencontrer tous les leaders de partis, parler à tous ces gens pourrait vous être plus utile que de vous adresser à la foule”. Et voilà comment le roi a fait plaisir à son hôte, tout en évitant un rassemblement populaire à haut risque, à une époque où le royaume émerge à peine des émeutes de l’Koumira de 1981.Une anecdote pour en finir avec cette visite historique, où il y avait de la place pour bien plus de choses que “le travail et l’amitié” : “Kadhafi a reçu une délégation de Sahraouis et Driss Basri, ministre de l’Intérieur, a tenu à y glisser le père de Mohamed Abdelaziz. Le colonel a dit au père : votre fils est président de république ! Le père de Abdelaziz a répondu : non, c’est juste des illusions”.
Mariage à la marocaine
Pour couronner l’incroyable réconciliation entre la monarchie et la Jamahiriya, Hassan II a osé, en 1984, un pari à peine vraisemblable : sceller le “mariage” des deux pays sous le label de “l’Union arabo-africaine”. Le roi, comme il l’explique dans ses confidences à Eric Laurent, est le premier à comprendre que l’idée qui a germé dans sa tête est un authentique OVNI : “L’émissaire libyen est resté sans voix, puis m’a demandé : ai-je bien entendu ? Il n’en croyait pas ses oreilles. Le lendemain, il est revenu pour me lire un compte rendu où étaient consignés mes propos : est-ce bien ce que vous avez dit ? Oui, tout à fait, j’ai répondu”. En fait, le roi avait pris le soin de bien préparer le coup auprès de son ami le colonel. “Kadhafi est venu au Maroc six mois avant la conclusion de l’Union. Au cours de nos entretiens, je lui ai déclaré : vous êtes le bienvenu, vous pouvez vous considérer comme chez vous, alors je vais vous dire la vérité. Vous avez essayé plusieurs fois de renverser mon régime et j’ai essayé plusieurs fois de renverser le vôtre. Mais, à votre avis, avons-nous à chaque fois raté notre coup ? Kadhafi : ça, je n’en sais rien. Alors j’ai répondu : parce qu’il y a 3000 kilomètres qui séparent nos deux pays. La géographie ne change pas. Je pense que nous nous sommes amusés assez longtemps à nous faire des misères. Plutôt que de persister à vouloir nous déstabiliser, nous pourrions envisager une coopération… Le colonel a éclaté de rire avant de dire : je suis d’accord !”. Et le tour est joué.“En signant ce traité, j’ai neutralisé Kadhafi qui m’a donné sa parole de ne plus rien fournir à mes adversaires et au Polisario, pas même une épingle à cheveux”, confie Hassan II à Eric Laurent. En dehors du roi et du colonel, la planète politique ne comprend rien au “geste” hassanien. Le vice-président américain Georges Bush, père de W., va jusqu’à s’ouvrir à Ahmed Reda Guedira, conseiller très proche du roi : “Dites bien à Sa Majesté que je ne comprends pas et qu’il m’est difficile d’admettre qu’un homme aussi cultivé et aussi loyal puisse s’acoquiner avec un individu pareil”. La Libye de Kadhafi, à l’époque, est un pays de plus en plus isolé, même sur la scène arabe. Le mariage avec le Maroc lui ouvre une fenêtre politique et économique intéressante. Sur un plan plus personnel, le guide libyen associe volontiers son image à la première qualité du roi, la moins contestée : sa culture.
Jamais sans mon bateau
En 1986, deux événements allaient assombrir à nouveau le ciel des amitiés maroco-libyennes : le bombardement américain de Tripoli pour lequel le roi n’a pas prévenu le colonel (“Je ne savais rien du bombardement, le président Reagan ne m’a pas prévenu”, a assuré en substance Hassan II dans Mémoire d’un roi) et, surtout, la rencontre entre Hassan II et le Premier ministre israélien Shimon Peres. Au sommet arabe réuni à Alger la même année, Kadhafi commet un acte resté dans les annales : il salue Hassan II…sans se démettre de ses gants blancs. Le monde entier comprend le message, le roi aussi, comme il l’explique dans son livre d’entretiens : “Kadhafi portait des gants blancs pour ne pas être sali par une poignée de main avec moi, car selon lui j’étais souillé après avoir serré la main de Shimon Peres”. L’humiliation est totale, le style plutôt théâtral. Hassan II, qui en a vu d’autres, finit par s’en remettre. Mais l’incident dévoile la véritable nature de l’amitié qui unit les deux hommes : schizophrénique, pas durable. La fameuse Union arabo-africaine, assez théorique, allait peu à peu se diluer et rendre l’âme.Et retour à la case départ. La tension, les petits gestes de provocation, les petites marques d’agacement de part et d’autre. Jusqu’en 1989 où, profitant de la naissance (sur le papier) du Maghreb, Hassan II ose une grande première : une visite officielle en Libye. Ça sera en bateau, Tanger – Tripoli, pour fêter avec le “frère colonel”, comme l’appellent les Libyens, le 20ème anniversaire de la Jamahiriya.“Tout ne s’est pas passé comme prévu, nous raconte le journaliste Talha Jibril. A l’arrivée à Tripoli, c’était un peu la pagaille. La foule pressait, les services d’ordre semblaient dépassés. Le risque d’un dérapage était si fort que Driss Basri et Mohamed Mediouri, le garde du corps personnel du roi, ont dû sortir leurs armes pour parer à toute éventualité”. Carrément. Le séjour de Hassan II est au moins aussi agité que son arrivée. “Le roi avait le sentiment que le désordre était voulu, calculé”, nous commente Jibril. Pour enfoncer le clou, un journaliste local de l’agence de presse officielle Jana pousse l’hospitalité jusqu’à poser des questions embarrassantes (entre autres sur le Sahara) au monarque. Hassan II, habile manœuvrier, répond par l’une de ces formules, moitié drôles moitié inquiétantes, dont il a le secret : “Monsieur, je vous invite à venir chez moi, au Maroc. Là-bas, vous pouvez me poser toutes les questions, vous aurez toutes les réponses !”.“Ce voyage est resté comme une tache dans la mémoire de Hassan II : il a quitté la résidence qu’on lui avait apprêtée pour retourner loger…dans son bateau, il a boudé une cérémonie de décoration où il devait lui-même être décoré par Kadhafi”, poursuit Talha Jibril. Depuis cette expédition de tous les dangers, l’amitié entre Hassan II et Kadhafi n’a plus jamais refait surface. Oubliée, enterrée. Les deux hommes ont gardé leurs distances, indifférents ou presque au sort l’un de l’autre. Pourquoi ? Parce que nul n’avait plus besoin de l’autre : le Maroc des années 1990 a obtenu le cessez-le-feu au Sahara, déplaçant la guerre au Polisario sur un plan strictement politique. Et la Libye de Kadhafi a longtemps vécu sous l’embargo aérien imposé par le triste feuilleton de Lockerbie. Fin de l’histoire.
Talha Jibril. L’ami des deux amis
Talha Jibril. L’ami des deux amis
Le journaliste d’origine soudanaise, qui a récemment édité un excellent ouvrage dédié au drôle de couple Hassan II – Kadhafi (“Al Malik Wal Akid”), est bien placé pour parler des deux hommes. Il est l’un des très seuls à avoir pu obtenir, au fil du temps, des interviews exclusives de l’un et de l’autre. “C’est Kadhafi lui-même qui m’a fait, un jour, la remarque. Il m’a dit : Mais, je ne comprends pas, les gens qui vont voir Al Hassan (Hassan II) sont généralement d’un bord, ceux qui viennent me voir de l’autre”. Jibril, qui a longtemps été chef du bureau Acharq Al Awsat à Rabat, retient des deux hommes “leur culture et leur propension à l’étaler devant leurs hôtes, leur méfiance mutuelle, leur sens de la grandeur et du décalage”. Au bout de l’un de ses entretiens avec Hassan II, le défunt monarque s’est brusquement arrêté de répondre à ses questions, avant de lui demander : “Mais dites donc, vous habitez bien Rabat, c’est ça ? Place Pietri, hein ? Mais vous êtes propriétaire ou locataire ?”. Le journaliste coche la case locataire. “A la fin de l’entretien, l’un des conseillers royaux m’a pris à part pour me réprimander : mais qu’est-ce qui vous a pris, quand le roi vous a posé la question, il connaissait déjà la réponse. Il souhaitait vous offrir un appartement, mais il attendait que vous lui en formuliez la demande”... Autre pays, autres mœurs : quand Jibril a réalisé un entretien avec Moûammar Kadhafi, à Tripoli en 1988, le “guide” l’a fait attendre plusieurs semaines avant de le recevoir : “J’étais à l’hôtel, pratiquement coupé du monde. Personne n’est venu me chercher, j’ai cru que l’interview n’allait jamais se faire”. Finalement, le miracle a eu lieu, et le guide a daigné recevoir son interviewer… qui n’était pas au bout de ses peines pour autant. “L’entrevue s’est bien passée, Kadhafi a été assez cordial. Mais, à la fin, on m’a fait comprendre que je ne pouvais pas quitter le territoire libyen tant que l’entretien n’était pas publié, mot pour mot, par mon journal. Otmane El Omeir, mon rédacteur en chef à l’époque, m’a rendu un grand service en publiant l’intégralité de l’interview. Sans cela, qui sait, je serais peut-être resté retenu en Libye” ajoute, avec le sourire, l’actuel chef de bureau du bureau Acharq Al Awsat à Washington.
Plus loin. Rock & roll storyNarcisse contre narcisse. Hassan II et Kadhafi, c’était un peu cela. Deux personnages hors-normes, défiants, fascinants. Et extravagants. Quand Hassan II fait attendre ses invités plusieurs heures avant de daigner les recevoir, Kadhafi trouve le moyen de les faire attendre des jours entiers, des semaines. Cela s’appelle faire durer le plaisir, ça n’a pas forcément de limite. Le roi et le colonel, du sommet même de leur excentricité, sont toujours restés lucides. Ils n’étaient pas aussi fous qu’on pourrait le croire. Certaines de leurs décisions avaient l’art de surprendre, décontenancer, voire offusquer. Ce n’est pas le plus important. Ces deux-là avaient une marge d’erreur comme peu de dirigeants arabes en ont eue. Ils ont fait de la politique comme personne. Et la politique, ce n’est pas l’art de plaire, mais de diriger. Ça leur a plutôt réussi. Leur interminable et si mouvementée histoire d’admiration – suspicion, amitié – rivalité, toujours en dualité, en faux-semblants, est un authentique cas d’école. Quelque chose de rare. A leur manière, originale, parfois théâtrale, aux frontières du pittoresque, les deux hommes ont incarné chacun son pays, jusque dans leur démesure. La Libye de Kadhafi était perçue via le prisme personnel du colonel : jeune, riche, révolutionnaire. Le Maroc de Hassan II était, selon la même grille de lecture : moins jeune, pas riche, conservateur. En dehors de leur arabité, peut-être aussi de leur allergie aux préceptes universels de la démocratie, les deux hommes, séparés par treize années d’écart, n’avaient aucun atome crochu. Pas le genre à faire un petit bout de chemin ensemble. Ils se sont donc logiquement mis à se haïr, puis à s’apprivoiser dans un interminable jeu du chat et de la souris. Chacun a tenté d’éliminer l’autre ou, à défaut, de l’affaiblir, de l’humilier. Mis en échec, ils ont essayé de tirer leur épingle du jeu, composant avec les excès et le “génie” de l’autre. Beau témoignage sur l’histoire et l’art de gouverner dans des pays pas démocratiques.
Karim Boukhari
Plus loin. Rock & roll storyNarcisse contre narcisse. Hassan II et Kadhafi, c’était un peu cela. Deux personnages hors-normes, défiants, fascinants. Et extravagants. Quand Hassan II fait attendre ses invités plusieurs heures avant de daigner les recevoir, Kadhafi trouve le moyen de les faire attendre des jours entiers, des semaines. Cela s’appelle faire durer le plaisir, ça n’a pas forcément de limite. Le roi et le colonel, du sommet même de leur excentricité, sont toujours restés lucides. Ils n’étaient pas aussi fous qu’on pourrait le croire. Certaines de leurs décisions avaient l’art de surprendre, décontenancer, voire offusquer. Ce n’est pas le plus important. Ces deux-là avaient une marge d’erreur comme peu de dirigeants arabes en ont eue. Ils ont fait de la politique comme personne. Et la politique, ce n’est pas l’art de plaire, mais de diriger. Ça leur a plutôt réussi. Leur interminable et si mouvementée histoire d’admiration – suspicion, amitié – rivalité, toujours en dualité, en faux-semblants, est un authentique cas d’école. Quelque chose de rare. A leur manière, originale, parfois théâtrale, aux frontières du pittoresque, les deux hommes ont incarné chacun son pays, jusque dans leur démesure. La Libye de Kadhafi était perçue via le prisme personnel du colonel : jeune, riche, révolutionnaire. Le Maroc de Hassan II était, selon la même grille de lecture : moins jeune, pas riche, conservateur. En dehors de leur arabité, peut-être aussi de leur allergie aux préceptes universels de la démocratie, les deux hommes, séparés par treize années d’écart, n’avaient aucun atome crochu. Pas le genre à faire un petit bout de chemin ensemble. Ils se sont donc logiquement mis à se haïr, puis à s’apprivoiser dans un interminable jeu du chat et de la souris. Chacun a tenté d’éliminer l’autre ou, à défaut, de l’affaiblir, de l’humilier. Mis en échec, ils ont essayé de tirer leur épingle du jeu, composant avec les excès et le “génie” de l’autre. Beau témoignage sur l’histoire et l’art de gouverner dans des pays pas démocratiques.
Karim Boukhari
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